Par Antoine Lefébure
La loi sur le renseignement votée le 5 mai par le Parlement donne aux services de renseignement des moyens importants qui ne seront pas équilibrés par un contrôle effectif de leur légalité. Le père de cette loi, le député Jean-Jacques Urvoas l’annonce fièrement : « En ce domaine les États-Unis font figure d’exemple ! » Après les révélations d’Edward Snowden qui ont dévoilé l’ampleur des atteintes aux libertés de la NSA, pourquoi la France tient-elle tant à se doter du même dispositif ?
Ce n’est plus un secret aujourd’hui, la DGSE espionne sans retenue communications nationales et internationales, avec la complicité active de responsables non identifiés des opérateurs des télécoms et d’Internet.
Plusieurs documents secrets américains laissent entendre que la France participe au « chalutage » de la NSA. Un article top secret datant de 1989 récemment déclassifiés, provenant de la revue interne de la NSA Cryptologic quarterly, met en avant l’intérêt pour l’agence américaine d’une coopération renforcée avec les pays appelés « Third Party Nations », dont la France fait partie. Dès les années 1980, les Américains ont jeté les bases d’une coopération élargie, alors qu’elle était pour le moment limité aux partenaires anglo-saxons. Ils préparaient ainsi le monde qu’il allait survenir avec l’avènement d’internet.
Chaque partenaire de la NSA a accès à de nouvelles techniques d’espionnage et en échange lui offre une couverture élargie de ses interceptions. Les services de renseignements partenaires disposent alors d’un accroissement considérable de leurs moyens d’action ce qui leur permet d’améliorer, à coût quasiment égal, leurs performances.
Pour la NSA, l’intérêt de ce type de partenariat est double. D’une part elle limite leur autonomie et d’autre part elle renforce sa capacité globale et son hégémonie. Cela vaut bien un petit sacrifice, comme de proposer l’utilisation contrôlée de quelques technologies développées par le gigantesque complexe militaro-industriel américain représenté par des firmes comme Dell, Raytheon, Booz Allen et bien d’autres.
Grâce à Snowden, nous disposons d’un mémo top secret du 15 septembre 2009. Le patron du directoire des affaires internationales de la NSA s’y adresse, avec beaucoup de liberté, a de hauts fonctionnaires de l’agence et explique comment il travaille avec des pays comme la France ou l’Allemagne : « Plusieurs décades de coopérations nous amènent à avoir un haut niveau de confiance avec notre partenaire. C’est alors que la NSA peut lui donner accès à des techniques avancées en échange de sa capacité à engager une action politiquement risquée ».
Voilà un aveu extraordinaire : la NSA utilise ses partenaires pour faire réaliser des écoutes politiquement risquées, par exemple celles de citoyens américains, par un pays tiers dont les lois sont plus permissives que les lois américaines.
Nous disposons de nombreuses preuves de ce type d’échanges dans les documents Snowden publiés par Glenn Greenwald. Ainsi les Américains ont laissé les Canadiens surveiller l’activité minière du Brésil, cible commerciale prioritaire pour les États-Unis mais aussi pour le Canada.
De même, la NSA a autorisé son partenaire australien à espionner l’activité d’un cabinet d’avocats américains qui aidait l’Etat indonésien à se défendre dans un litige avec des firmes australiennes.
Et nous arrivons au passage le plus éclairant de ce document ultra-secret : « Pour toute une série de raisons, nos relations entre services de renseignements sont rarement perturbées par des conflits politiques nationaux ou internationaux. D’abord, nous aidons nos partenaires à traiter ce qui échappe à leur vigilance, comme eux nous aident. Ensuite, dans la plupart des capitales de nos alliés étrangers, peu d’officiels de haut niveau, en dehors de ceux des services de renseignements, sont conscients d’une quelconque relation entre leurs services de renseignements et la NSA américaine. Il y a des exceptions positives et négatives. Par exemple, depuis l’élection d’un président pro américain, un de nos partenaires européens (il s’agit probablement de la France, note de l’auteur) a manifesté beaucoup plus d’ouverture en nous livrant des informations sur leurs propres capacités et leurs techniques, espérant ainsi obtenir un meilleur niveau de coopération avec nous. »
Ce texte, d’une importance capitale, est passé à peu près inaperçu, alors qu’il offre une véritable clé d’interprétation de ce qui est le plus secret à la NSA, à savoir l’étroit maillage relationnel que l’agence a su constituer avec quasiment tous les services secrets partenaires, soit une trentaine.
Nous savons donc aujourd’hui, et c’est une révélation, que ce type d’accord n’est connu que des responsables de haut niveau des services de renseignements partenaires, le pouvoir exécutif n’étant que très partiellement informé !
Nous savons, grâce à Snowden que la NSA s’est dépensée sans compter en Allemagne et en Grande Bretagne pour que les lois protégeant la vie privée ne constituent pas un obstacle à ses activités en intervenant discrètement au moment de leur élaboration.
Pour ce qui concerne la France, nous n’avons pas de documents, mais le bureau de l’ambassade des États-Unis qui suit ce dossier a été très actif. Nous pouvons donner le nom de ce bureau, le SUSLAF (Special Us Liaison Advisor France) qui travaille avec un unique interlocuteur français, affectueusement nommé « senior sigint », c’est-à-dire patron du renseignement électronique. Il s’agit du directeur technique de la DGSE Patrick Pailloux, un polytechnicien bon expert du domaine.
Chaque partenaire reste cependant sur ses gardes, la relation est fixée par un contrat (Memorandum Of Understanding), les Français voient ainsi leur susceptibilité ménagée. Quand ils se forment à l’écoute des fibres sous-marines, les sessions se passent en Grande Bretagne.
D’après nos sources, Le projet de loi français enchante le SUSLAF et l’administration Obama. Il va permettre à la NSA de développer son partenariat avec la France. Néanmoins, soucieux d’une certaine autonomie, notre pays travaille sur des technologies made in France, une perspective qui fait saliver nos industriels tricolores.
En Allemagne la NSA apprend aux espions du BND à utiliser son logiciel XKEYSCORE, excellent outil de surveillance massive du comportement des internautes. Nous venons d’apprendre qu’ils ont écouté, à la demande de la NSA, des officiels français (Elysée et le Quai d’Orsay) et des industriels européens, notamment Airbus ! La NSA aurait-elle demandé le même genre de « services » à son partenaire français ? M. Urvoas, lui-même, a reconnu qu’il n’en savait rien.
Combien sont-ils, parmi nos élus, ceux qui ont assez d’informations et de capacité d’analyse sur ce qui se passe dans ce domaine réservé pour mesurer les conséquences d’une loi dangereuse qu’ils votent dans l’urgence.
L’indignation des associations de défense des libertés suffira-t-elle à renverser le rapport de force ? Rien n’est moins sûr, même s’il faut tout tenter pour que cette insupportable surveillance mondiale soit d’urgence limitée par la coalition des citoyens soucieux de leurs libertés et des ingénieurs responsables.
Expert en technologies de l’information, Antoine Lefébure est l’auteur de l’Affaire Snowden, comment les États-Unis espionnent le monde, (La Découverte, 2014).