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Les films de guerre américains, comme "La Somme de toutes les peurs", où des terroristes font exploser une bombe nucléaire, font apparaître les liens étroits et renforcés, depuis le 11 septembre, entre l'industrie cinématographique et des autorités soucieuses d'améliorer leur image.
Depuis le 11 septembre, près d'un tiers des films arrivés en tête du box-office américain sont des films de guerre. La Chute du faucon noir, de Ridley Scott, reconstituait la débâcle américaine en Somalie, Nous étions soldats, de Randall Wallace, renouait avec la guerre du Vietnam, tandis que La Somme de toutes les peurs, de Phil Alden Robinson, ressuscite le spectre d'une guerre nucléaire. Jamais le cinéma de guerre n'a connu une telle résurgence depuis les films sur le Vietnam de la deuxième moitié des années 1980 (Platoon, Outrages, Hamburger Hill...).
Un retour qui ne s'explique pas tant par l'effet 11 septembre que par le succès d'Il faut sauver le soldat Ryan, de Steven Spielberg, en 1998. Mais surtout, comme le fait remarquer Jim Hoberman dans un article paru le 28 juin dans le Village Voice et titré How Hollywood Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (en référence au sous-titre de Dr Folamour), jamais depuis la grande époque des films de guerre reaganiens comme Rambo, Top Gun et Portés disparus Hollywood n'a semblé aussi proche de Washington.
On a récemment pu voir le vice-président américain, Dick Cheney, rejoindre le secrétaire d'Etat à la défense, Donald Rumsfeld, à la première de La Chute du faucon noir à Washington. Lorsque la sortie du film fut avancée en décembre 2001, pour profiter de l'effet 11 septembre, des cassettes du film furent envoyées aux bases américaines à l'étranger. Nous étions soldats et La Somme de toutes les peurs ont eu droit au même traitement officiel. Le film de Wallace a été montré en projection privée à George W. Bush, Donald Rumsfeld, Condoleezza Rice et plusieurs cadres du Pentagone. La première mondiale de La Somme de toutes les peurs s'est déroulée à Washington. Paramount a bien pris soin d'alerter les médias sur le concours exceptionnel de la CIA et du Pentagone dont avait bénéficié son film. L'équipe du film a eu accès à des données classées "confidentiel" pour une somme symbolique. L'échange est de bonne guerre. Les producteurs de La Somme de toutes les peurs ont donné à leur ! film un degré de réalisme inédit, tandis que la CIA et le Pentagone, en contrôlant étroitement son contenu, peuvent l'utiliser pour leur recrutement à une période où le service militaire n'est plus obligatoire alors que le pays mène une guerre en Afghanistan.
Cette lune de miel entre Hollywood et le Pentagone n'est pas nouvelle. Elle s'inscrit dans une longue histoire que l'historien militaire Lawrence D. Suid retrace dans son livre Guts and Glory : the Making of the American Military Image in Film (University Press of Kentucky, 2002). Il y montre que les liens entre Hollywood et le Pentagone ont toujours été étroits, et remontent à 1915 et Naissance d'une nation, de D.W. Griffith, où des ingénieurs de West Point avaient apporté une aide logistique sur les séquences situées durant la guerre civile.
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Pourtant, cette alliance entre Hollywood et le Pentagone semblait impensable dans la foulée du 11 septembre. Les studios hollywoodiens repoussaient la sortie de leurs productions où apparaissaient des terroristes dont Collateral Damage avec Arnold Schwarzenegger. Ils remisaient sur leurs étagères tous leurs projets liés à cette question, comme World War III, produit par Jerry Bruckheimer (Top Gun, Pearl Harbor, La Chute du faucon noir), où les villes de San Diego et Seattle sont détruites par une bombe nucléaire, et Nose Bleed, où Jackie Chan devait interpréter un laveur de carreaux qui démasque un complot visant à détruire le World Trade Center. Hollywood semblait prêt à courber l'échine après le 11 septembre, comme pour anticiper une punition amplement méritée. Le Los Angeles Times signalait que le goût de l'industrie du film pour les films-catastrophes, ou mettant en scène des terroristes, avait simplement disparu. Un producteur chez DreamWorks expliquait que l'époque o! ù le studio produisait des films comme Le Pacificateur (New York menacé d'une bombe atomique) ou Deep Impact était révolue.
Le public en a décidé autrement. Le Washington Post du 3 octobre 2001 signalait ainsi que Rambo et Piège de cristal faisaient partie des titres les plus demandés dans les vidéoclubs. Au lieu d'être puni, Hollywood a été enrôlé. Peu après le 11 septembre, l'Institute for Creative Technologies de l'université de Californie du Sud, sponsorisé par le Pentagone, organisait plusieurs meetings avec le scénariste Steven De Souza (Piège de cristal, 58 minutes pour vivre), et les réalisateurs Joseph Zito (Delta Force, Invasion USA, Portés disparus), David Fincher et Spike Jonze. L'objet de ces réunions, dirigées par le général Kenneth Bergquist, était d'imaginer des scénarios d'attaques terroristes et de mettre au point une éventuelle réplique.
Lawrence H. Suid raconte comment Washington se rapproche systématiquement de Hollywood en période de guerre. Ainsi, durant les années 1960, après les sorties de Point limite zéro de Sydney Lumet, Dr Folamour de Stanley Kubrick et Sept jours en mai de John Frankenheimer, qui offraient une image critique et ironique de Washington et du Pentagone, le général Curtis LeMay intervint auprès du producteur Sy Bartlett à Universal pour lancer la production d'un film à la gloire de l'armée de l'air, Le Téléphone rouge, avec Rock Hudson. La nouveauté aujourd'hui ne se situe pas tant à un niveau de collaboration inédit entre le Pentagone, la CIA et l'industrie du film que dans la manière dont Washington semble élaborer sa stratégie de communication en fonction de certains films hollywoodiens.
L'attorney général John Ashcroft a ainsi attendu le lundi suivant le deuxième week-end d'exploitation de La Somme de toutes les peurs pour annoncer l'arrestation du terroriste Abdullah Al-Mujahir, de son vrai nom José Padilla, lié à Al-Qaida, qui fomentait un attentat proche de celui qui se produit dans le film de Phil Alden Robinson. Plus étrange encore, John Ashcroft se trouvait à Moscou au moment de cette annonce, comme pour faire écho au dénouement de La Somme de toutes les peurs, où la coopération russo-américaine sauve le monde du chaos. Faudra-t-il désormais, pour savoir si les Etats-Unis vont intervenir en Irak, regarder attentivement les calendriers de sortie des films ?
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