«Rendre une sensation de toucher à un sujet amputé appareillé», «dévier des nerfs pour améliorer la commande de prothèses robotiques», «fixer directement une prothèse de bras sur l’os»: autant d’innovations de laboratoires porteuses d’espoir pour les patients. Pourtant cela semble peu face au spectacle technologique qu’offrent les films de science-fiction. Avec la prolifération des images de cyborgs ou d’«hommes augmentés» (comme dans les films RoboCop et Elysium, le jeu vidéo Deus-Ex, ou même le discours de certaines armées sur leurs soldats du futur) et le développement de la confusion entre virtuel et réel, nous sommes englués dans ce que Barthes, dès 1957, définissait comme «le divorce accablant de la mythologie et de la connaissance» dans Mythologies. Pour lui, «la science va vite et droit en son chemin, mais les représentations collectives ne suivent pas» ; aujourd’hui, nous voyons que leurs anticipations tendent à interférer avec nos recherches et la perception de nos indéniables, mais patientes, innovations.
Ce décalage entre l’attrait fantasmé de notre société pour les technosciences et nos travaux se trouve amplifié par la vulgarisation parfois simpliste des avancées technologiques. Un certain sensationnalisme extrapole les résultats scientifiques et suscite des débats passionnés au sein même de la communauté des chercheurs sur l’homme augmenté, alors que nous n’en sommes qu’à essayer de le «réparer». Face au discours engagé de certains groupes transhumanistes et technophiles qui prônent le dépassement de notre condition biologique, voire notre prochain saut dans «une singularité technologique», nous devons revenir aux réalités du chercheur et des personnes appareillées qui ne sont pas des «hybrides» ou des hommes machines.
Car l’une des conséquences de ce décalage est de susciter chez les patients amputés une perception biaisée de la réalité technique qui est bien en deçà des représentations imaginaires : il n’existe, parmi les prothèses corporelles disponibles actuellement, rien de permanent, rien de «fusionné» avec le corps, et rien de réellement contrôlable par la «pensée».
Cette déception est renforcée par l’appréciation collective de la performance technique, qui se focalise sur la capacité à assurer une fonction unique et prédéfinie, capacité que la vulgarisation généralise. Ainsi, le fait qu’une intelligence artificielle ait pu battre un esprit humain aux échecs a induit l’idée saugrenue que l’homme serait moins intelligent que la machine ; or, c’est oublier que la principale performance de l’homme n’est pas d’être programmé pour jouer aux échecs, mais d’accomplir un nombre quasi infini de tâches différentes, motrices, intellectuelles… grâce à notre capacité continue d’apprentissage.
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L’opinion portée sur les prothèses subit le même type de déformation ou de dévaluation. La notion à la mode d’homme augmenté en découle directement, car elle confond capacités performatives globales et performance locale, c’est-à-dire affectée à une tâche unique. Oscar Pistorius, grâce à ses lames en carbone, peut courir plus vite qu’une bonne partie de l’humanité, mais sait-on qu’il ne peut se tenir debout, marcher à faible allure ou nager qu’en changeant de prothèses ? L’oubli de cette limite, alors que l’humanité se caractérise par une incroyable polyvalence des techniques du corps, contribue à déstabiliser certains patients insatisfaits de leur prothèse.
Autre mythe engendré par la fiction, l’appropriation instantanée des appareillages, l’espoir de jouir immédiatement de membres robotisés. Les prothèses qui sont généralement proposées aux patients amputés de membre supérieur (et prises en charge par la Sécurité sociale) sont composées d’une main pouvant s’ouvrir et se fermer, et d’un poignet rotatif motorisés. Exploitant une technologie myoélectrique (c’est-à-dire utilisant les signaux électriques d’activation musculaire mesurés par des électrodes placées dans l’emboîture de la prothèse), elles nécessitent des heures d’entraînement pour pouvoir être correctement pilotées, et plus encore pour que cette commande devienne instinctive. Il en découle une difficulté pour les utilisateurs surpris par la complexité et la lenteur de l’apprentissage. Là encore, c’est oublier la réalité et la temporalité de l’apprentissage des techniques du corps : combien de temps nous a-t-il fallu pour maîtriser notre équilibre, la marche, la préhension… et combien d’efforts pour acquérir des capacités demandant des expertises sensorimotrices comme le piano, le sport, les arts plastiques… La personne appareillée oublie ces années d’apprentissage qu’il lui faut reprendre à zéro. Il arrive même que des patients, découragés, optent pour des solutions plus simples de prothèses mécaniques, voire seulement esthétiques.
La perception par la société de l’homme appareillé subit, elle aussi, le contrecoup des idées reçues diffusées par une certaine vulgarisation et, ce, avec de possibles conséquences psychologiques pour le sujet appareillé. Il nous est en effet impossible, à nous chercheurs, de ne pas prendre en compte l’influence des phénomènes d’intégration sociale dans le processus d’appropriation de sa prothèse par un sujet, objet technique dont la présence, autant que l’amputation, demeure une forme de stigmate. Dès lors, on se demande si les mythes ambiants, en banalisant l’image du corps appareillé, réduisent ce sentiment chez les personnes amputées ou bien si la surreprésentation du corps hybride n’a pas l’effet inverse, voire ne finit pas par héroïser les athlètes, les êtres hors normes médiatisés à outrance.
Cette surmédiatisation du concept de cyborg va jusqu’à engendrer une mise en question passionnée de l’appareillage, domaine où la raison devrait nous guider : qui oserait lancer un débat «pour ou contre» la chaise roulante ou la canne anglaise ? Le sujet amputé, plus ou moins «réparé», se retrouve involontairement enjeu de discussions sur l’«augmentation» du corps dont il connaît, lui, les limites, au risque de rendre encore plus compliquée l’image qu’il a de lui-même et que la société se fait de lui.
Les avancées majeures de la recherche ont et auront des retombées essentielles pour ces personnes, pourvu que l’on ne leur promette pas la lune. Si les mythes ont pu stimuler la créativité des chercheurs, ils envahissent aujourd’hui le champ de la robotique au point qu’il nous faut, en plus de construire des robots toujours plus performants et acceptables, déconstruire les représentations collectives qui entravent une vue juste de ce qui fait notre humanité réelle.