François Hollande, lors de son intervention télévisée le 6 novembre, a annoncé la mise à disposition de tablettes numériques à l’attention de chaque collégien dès la classe de cinquième. Décision qui n’aurait fait l’objet d’aucune concertation préalable avec le corps enseignant, ni d’études d’impact menées sur la durée.
Peut-être estime-t-on au sommet de l’État qu’à la profonde crise que connaît l’école depuis une vingtaine d’années, l’introduction d’une technologie connectée à tous les «savoirs du monde» et capable de stocker quantité de documents, constituerait de facto un soutien de valeur à l’apprentissage des élèves.
Dans les faits, c’est un nouvel environnement cognitif qu’induirait l’introduction massive de tablettes. Aujourd’hui nous savons que si l’interconnexion autorise l’accès à une infinité de corpus de tous ordres, elle entraîne tout autant une dispersion de l’attention, notamment par la multiplicité de fonctionnalités intégrées à un même terminal (logiciel de traitement de texte, navigateur Internet, messagerie…). On peut supposer que de jeunes adolescents - malgré toutes les précautions de filtrage qui pourraient être prises -, se laisseront griser par la possibilité d’accéder durant les cours à leurs sites favoris.
D’où viendra l’«origine du savoir», sa primauté symbolique ? De ce qui est formulé par le professeur ou de ce qui apparaîtra sur l’écran ? Il est probable que la dimension éminemment séductrice de la tablette et l’apparence d’objectivité revêtue par l’information en ligne imposeront leur propre régime de vérité, au détriment de la parole de l’enseignant, nécessairement empreinte d’irrégularités, de moments de doutes, de contradictions. Peut-on imaginer un professeur énoncer un fait, et qu’un élève aille aussitôt «vérifier» l’assertion, le reprenant «preuve à l’appui» ? Sa crédibilité et sa figure d’autorité s’en trouveraient aussitôt délégitimées aux yeux de tous.
Environnement qui répond à la récente idéologie du «participatif», soutenu par des interfaces éducatives dédiées au post de commentaires. L’élève se trouve affecté d’un sentiment de toute-puissance qui l’encourage prioritairement à réagir plutôt qu’à intégrer la pleine portée des propos exposés durant un cours. Ce qui caractérise l’écran tactile, c’est que la perception suscite quasi systématiquement une action immédiate, instaurant une forme discrète et continue d’hyperactivité.
C’est le dogme de la mise en réseau qui prévaut ici, érigeant le professeur comme une «plateforme» destinée à intervenir a minima, à uniquement gérer la dynamique du groupe et à pointer des liens. C’est encore le temps passé devant les écrans qui devrait s’amplifier, dont l’impact sur la santé est régulièrement confirmé par de nombreuses études qui témoignent d’effets sur l’obésité, de troubles psychiques et d’addiction, d’une réduction de l’espérance de vie.
Enfin, c’est un nouveau mode de connaissance portant sur les élèves et les professeurs qui va se constituer, fondé sur le traçage des usages, dressant à terme des cartographies comportementales individualisées précises et évolutives.
L’honneur de l’école consiste à inscrire le champ de son action au sein de son milieu contemporain, tout en maintenant une nécessaire forme d’écart. C’est ce qu’offre notamment le livre imprimé, objet physiquement clos à lui-même mais ouvert à toutes les expériences de la connaissance et de l’imaginaire. Il s’expose au regard dans une altérité située à distance qui appelle la concentration, indispensable à la réflexion et à la maturation du savoir. Ses vertus éprouvées depuis des siècles ne peuvent être méprisées ou balayées d’un coup de main par quelques décisions hâtives. Ce qui choque, ce n’est pas tant l’introduction des tablettes que sa portée massive et exclusive.
A-t-on pensé au réseau des libraires en France que cette décision va contribuer à davantage fragiliser ? A l’impact écologique sur le long terme dû aux déchets occasionnés ? Le président de la République a également annoncé l’apprentissage du code à l’école. Décision salutaire, susceptible de conduire à une réappropriation des protocoles numériques par les individus. Mais elle se trouve en contradiction avec les applications fermées et propriétaires intégrées aux tablettes, la plupart élaborées par des entreprises, qui vont instituer une forme insensible et insidieuse de privatisation de l’école républicaine.
On voit à quel point ce projet qui engage un enjeu majeur de société devrait faire l’objet de débats et de controverses publiques. Le pouvoir politique subit une pression croissante exercée par le lobbying numérico-industriel, lui faisant miroiter une fluidification et une optimisation de la vie grâce à ses systèmes de rationalisation computationnelle, déjà à l’œuvre dans les programmes de l’Open data ou des smart cities. Face à la démission du politique, c’est une politisation de ces enjeux par toutes les forces de la société qui s’impose aujourd’hui. Jusqu’à quand et jusqu’où allons-nous accepter que quelques milliers de personnes dans le monde, principalement composées de dirigeants de groupes économiques et d’ingénieurs, infléchissent le cours individuel et collectif de nos existences, sans que des oppositions, des digues juridiques, ou des contre-pouvoirs ne se dressent ? Il s’agit d’un combat politique et citoyen majeur de notre temps.
Dernier ouvrage paru : «l’Humanité augmentée. L’administration numérique du monde», l’Echappée, 2013, et publiera, prochainement, un nouvel essai «La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique», l’Echappée, 12 mars 2015.