lundi 13 janvier 2014
Entretiens
posté à 11h56, par
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Grégoire Chamayou et Thomas Hippler ont tous deux consacré un ouvrage à la question du gouvernement par les airs, dont les drones sont l’ultime sophistication. Le premier est l’auteur de « Théorie du drone » (La fabrique, 2013), le second du « Gouvernement du ciel » (à paraître en février 2014 aux éditions Prairies Ordinaires). Entretien croisé.
Cet entretien avec Grégoire Chamayou et Thomas Hippler a été publié dans le numéro 14 de la version papier d’Article11, disponible en kiosques jusque fin janvier 2014
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L’armée états-unienne dispose à ce jour d’environ 7 000 drones, dont une partie sert à bombarder des pays comme le Yémen ou le Pakistan. Leurs frappes « silencieuses » ont déjà causé des milliers de victimes – combattants ou civils. Un désastre qui en annonce d’autres, les drones étant de plus en plus utilisés à l’intérieur même des nations occidentales pour le maintien de l’ordre. Comment leur échapper ?
Dans l’histoire des guerres, comment situer l’apparition d’avions sans pilotes ?
Thomas Hippler : Un siècle sépare quasiment jour pour jour les opérations aériennes de l’Otan en Libye de 2011 et la première bombe de l’histoire, lancée dans la même région en 1911 par l’Italie. Les bombardements aériens sont dès l’origine une pratique coloniale, expérimentée d’abord en Libye puis perfectionnée en Irak dans les années 1920, sous l’appellation de Police bombing. Conceptualisée par les Britanniques, cette stratégie militaire a aussi été employée par la France (en Syrie ou au Maghreb) et par toutes les puissances impériales.
Au départ technique de police coloniale élaborée pour mater les insurrections indigènes, le bombardement va devenir une machine de guerre au fil des grands conflits mondiaux. Jusqu’à la fin du XXe siècle, on assiste ainsi à la mise en place d’un gouvernement mondial par les airs, qui se décline aujourd’hui encore selon deux logiques : d’une part, des stratégies « néo-douéthiennes » – d’après Giulio Douhet, théoricien de la guerre aérienne – selon lesquelles l’aviation peut vaincre à elle seule l’ennemi et, d’autre part, des logiques de guerre perpétuelle, c’est-à-dire des bombardements à des fins policières, conduits aujourd’hui grâce aux drones.
Le Police bombing est la face obscure du cosmopolitisme – bâtir un monde unifié nécessite de recourir contre toute tentative de subversion à des forces de maintien de l’ordre. Soit à une police analogue aux polices nationales, mais à l’échelle mondiale.
Grégoire Chamayou : Pour saisir l’usage actuel des drones chasseurs-tueurs américains, il faut effectivement passer par cette généalogie coloniale du pouvoir aérien, qui se perpétue aujourd’hui sous d’autres formes au Yémen, en Somalie ou au Waziristan (région du Pakistan). Il s’agit d’une stratégie de « Technologie plutôt qu’occupation », selon l’expression de l’architecte israélien Eyal Weizman : on contrôle le territoire par les airs, de façon verticale, plutôt qu’horizontalement, par la présence au sol.
Ce que le juriste et ancien nazi Carl Schmitt écrivait en son temps sur la verticalisation du pouvoir induite par l’arme aérienne vaut toujours pour le drone employé comme arme autonome : « En transformant de nos jours la guerre en une opération de police contre des trublions, des criminels et des agents nuisibles, il faut bien aussi amplifier la justification des méthodes de ce police bombing. On se voit ainsi contraint de pousser la discrimination de l’adversaire jusqu’à des proportions abyssales. »1
Le pouvoir de police létale mondiale dont les drones chasseurs-tueurs forment le bras armé a cependant ceci de spécifique, par rapport aux bombardements d’antan, qu’il s’exerce sur un mode à la fois individualisé (on prétend pouvoir cibler des individus déterminés) et préventif (on s’attaque à des menaces que l’on assure imminentes, on abat des présumés dangereux). Et puis, et peut-être surtout, on voit : le drone armé est une caméra de surveillance, volante et équipée de missiles.
Les conflits aujourd’hui menés par les États-Unis relèvent-ils de cette même logique de police coloniale ?
GC : Au lendemain du 11-Septembre, les faucons américains ont eu l’opportunité de renouer avec l’envoi de troupes au sol pour de nouvelles « small wars », ce qui semblait inconcevable dans la séquence précédente à cause de « l’aversion pour les pertes », réelle ou supposée, de l’opinion publique2. La présidence Obama revient là-dessus. Sa politique se caractérise par un mouvement conjoint de retrait des troupes, en Irak et en Afghanistan, et d’envoi de drones armés sur de nouveaux théâtres d’opération. Le drone Reaper est l’instrument idéal pour la doctrine « Tuer plutôt que capturer » officieusement en vigueur à la Maison Blanche. Et ceci, idéalement, à risque zéro.
Un débat stratégique fait rage en ce moment aux États-Unis. Avec d’un côté, les partisans d’une guerre contre-insurrectionnelle terrestro-centrée : eux placent la politique au premier plan (dans les discours, du moins), avec l’objectif de « conquérir les cœurs et les esprits » des populations – ce qui ne peut se faire qu’au sol. Et de l’autre côté, des stratèges théorisent une guerre contre-insurrectionnelle aérocentrée. Les premiers font valoir que la stratégie de terreur par le ciel a des effets contre-productifs : les frappes de drones sont perçues comme une lâcheté, elles permettent à l’ennemi de recruter, elles reproduisent en série les menaces qu’elles sont censées éradiquer... En face, on leur répond qu’on se moque bien des « cœurs et les esprits » des villageois du Waziristan : il s’agit de ratiboiser les têtes plus vite qu’elles ne peuvent repousser. En ce sens, on peut parler d’une guerre perpétuelle : une guerre sans défaite mais aussi sans victoire, une spirale mortifère sans fin.
Entre guerre et police, quelles différences subsistent ?
TH : Historiquement, en Europe, l’aviation a permis de dépasser le dilemme de la Première Guerre mondiale, celui d’un front qui se stabilise et que l’on ne parvient pas à briser. L’aviation permet de contourner le problème en s’attaquant à ce qu’il y a derrière le front : la structure économique et sociale du pays. Dans les colonies, devant l’impossibilité de tuer des ennemis trop nombreux et éparpillés, on a préféré s’attaquer à ce qui permettait aux insurgés de combattre : des blocus aériens ont permis de détruire leur soubassement économique et social (points d’eau, bétail, etc.). L’ennemi n’est dès lors plus seulement celui qui combat, mais tout ce qui rend possible le combat dans le camp adverse.
En ce qui concerne l’opinion publique, les enseignements de la guerre du Vietnam ont été tirés. La stratégie était pourtant similaire : le Search & destroy (se rendre à un endroit et y tuer tous les insurgés, même potentiels) date de cette époque, ainsi que les opérations de renseignement, comme le programme Phoenix de la CIA, calqué sur le modèle français en Algérie (traquer tous les opposants dans la société civile en retournant certains combattants contre leur camp). La grande différence tient surtout en ce que les conflits d’aujourd’hui sont des guerres qui ne disent pas leur nom, au-dessous du seuil de perception de ce qu’est une guerre pour l’opinion publique.
GC : On pourrait même dire que si ce dont nous parlons est de la « guerre », elle n’a de « guerre » que le nom : sans combat, sans front, sans présence au sol, c’est une guerre mise hors de combat. Elle se réduit à de l’abattage. On tue les gens comme du gibier. Les stratèges américains parlent de « chasse à l’homme »3 ; c’était dans les discours de Bush après le 11-Septembre, et c’est devenu une doctrine militaro-sécuritaire explicite, qui se définit elle-même en rupture avec la définition classique de la guerre à la Clausewitz, conçue en dernière instance comme un ensemble de combats singuliers. La guerre-chasse ne renvoie plus à l’image de deux lutteurs qui se font face, mais à une autre : celle d’une proie qui fuit et d’un prédateur qui la traque.
TH : Cette transformation s’accompagne d’ailleurs d’un changement de cibles. À l’époque du Vietnam, le peuple était encore l’entité combattante, sous la forme d’une cible collective. Aujourd’hui, une individualisation s’opère dans les conflits, via ces chasses à l’homme – ce qui est en phase avec l’individualisme libéral –, mais on conceptualise aussi la cible à travers la notion de réseau. Un réseau d’acteurs qui peuvent s’agréger de manière plus ou moins stable, et que l’on pourrait défaire en s’attaquant au nœud stratégique. C’est un écho de ce qui se passe dans d’autres sphères sociales : l’idée du peuple souverain en tant qu’entité politique est en passe d’être remplacée par une conception du sujet politique en réseau, sans base nationale claire, avec une grande mobilité et une capacité à changer rapidement de forme.
GC : La guerre considérée comme simple « partie de chasse », c’est aussi cette forme de violence que l’on décide d’appliquer sans avoir à en payer le prix, ni personnel, ni politique. La guerre-chasse ne se définit pas seulement par un certain type de rapport à l’ennemi, mais aussi, antérieurement, par un certain mode de décision marqué par l’externalisation des coûts et le désengagement du décideur. Cela pose la question des conditions de possibilité d’un contrôle démocratique.
S’il ne s’agit plus vraiment de guerre, comment définir l’ennemi ?
GC : Dans ce cadre, la détection de l’ennemi prime : les drones mobilisent une série de technologies d’objectivation, notamment visuelle (les caméras qui filment depuis le point de vue de Dieu avec un système de vision globale, qui archive ce qu’il voit). Mais des capteurs permettent aussi de lister les appels téléphoniques, de compiler une masse de données numériques, capturées comme autant de traces.
On passe à la moulinette l’impressionnante masse d’informations recueillies et, grâce à des algorithmes et à des systèmes d’information géographique, on fait émerger des patterns of life (qu’on pourrait imparfaitement traduire par « schémas de vie »). Avec cette idée que dans le « bruit » des données, des régularités caractéristiques finissent par apparaître, lesquelles permettent de cibler des individus, des groupes, des comportements potentiellement identifiables comme des menaces à neutraliser. Selon le New York Times, la plupart des frappes de drones ont lieu contre des individus qui n’ont pas été identifiés de manière singulière par leurs noms et leur état civil, mais par la forme générique de leur comportement. On a donc une guerre sans combat qui recourt à ces techniques de détection, et qui procède sur cette base à des « frappes de signature » (signature strikes), au sens de l’indice définitionnel, de la trace qui trahit, etc.
Les statuts deviennent flous : on ne peut plus constater que quelqu’un a pris une arme et vous a visé. La logique du soupçon est poussée à son comble : la notion de combattant est délayée dans celle de « militant », au sens très large. Vu du ciel, tout le monde est un militant en puissance, donc une cible potentielle. En ce sens, ce qu’on présente comme de regrettables bavures est en réalité inscrit dans le dispositif : à quoi reconnait-on un combattant quand il n’y a plus de combat ?
Au-delà des conflits internationaux et du rôle de gendarme du monde que s’arrogent certaines puissances, les drones font leur apparition dans les discours de politique intérieure, en France ou en Allemagne par exemple. Quelles en sont les justifications ?
TH : Depuis 2009, quatre citoyens américains ont été abattus par des drones états-uniens, malgré la protection juridique dont ils étaient censés bénéficier. Mettre leur téléphone sur écoute eut été bien plus difficile que les abattre, car il aurait fallu obtenir l’autorisation d’un juge. Ici, la décision n’a relevé que du pouvoir d’appréciation de l’exécutif.
La figure du sauvage, qui avait longtemps été posée à l’extérieur des frontières de l’Europe, s’est peu à peu infiltrée à l’intérieur même de son territoire. En ne définissant aucun extérieur a priori, le cosmopolitisme laisse effectivement libre cours à l’arbitraire lorsque, dans les faits, une situation d’extériorité et donc de guerre se produit. Le barbare peut être n’importe qui, à partir du moment où l’adhésion au projet de gouvernement mondial se fissure.
GC : L’usage de la violence en dehors des frontières, sur des populations racisées, historiquement considérées comme « autres » et « inférieures », permet d’explorer d’autres règles et de se montrer très inventif en matière de technologies. On peut parler de laboratoire post-colonial en matière de violence d’État.
On retrouve cela dans l’actualité récente en France : cette année, le ministre socialiste de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a acquis des drones Reaper auprès des États-Unis. En septembre, deux membres du PS (Eugène Caselli et Jean-Noël Guérini) ont proposé d’envoyer des drones dans les quartiers Nord de Marseille. En agitant cette idée, on construit de l’extériorité interne et on remobilise un imaginaire colonial et contre-insurrectionnel, relooké avec les derniers gadgets de la technologie militaire et sécuritaire modernes. Tout cela sous couvert d’une politique réformiste de gauche qui prendrait la sécurité au sérieux.
L’une des questions politiques des années à venir est celle des drones comme police de proximité, équipés d’armes létales ou non, et de moyens de surveillance procédant par fusions des données.
Le bras droit de l’État, celui de la répression, est donc voué à s’automatiser ?
GC : Une des contradictions fondamentales du libéralisme politique en rapport avec la guerre s’enracine dans la notion de « contrat social ». Les sociétés auraient été formées dans le but de conserver et de protéger la vie. Comment alors justifier que cet État censé protéger ses citoyens dispose en même temps du pouvoir de les exposer à la mort en les mobilisant pour la guerre ? La philosophie politique s’est longtemps creusé la tête pour fournir une réponse satisfaisante à cette question. Les drones sont une façon de régler le problème en pratique : l’État garantit la sécurité de ses citoyens, à tel point qu’il n’y aura même plus de sacrifice exigé pour la conduite de la guerre. La nation devient une safe zone, comme aimeraient à le faire croire les dirigeants politiques : une sorte de « bunker national ».
Une telle sanctuarisation de l’espace national est une promesse intenable. Mais au-delà de la seule question des drones, un changement de paradigme est bel est bien à l’œuvre. L’appareil d’État réduit sa dépendance matérielle directe envers le travail militaire ; il diminue du coup sa dépendance sociale envers les corps qui ont constitué cette force de travail militaire. Très schématiquement, on pourrait dire que le Welfare State (« État du bien-être », équivalent anglosaxon de l’État Providence) se fondait sur un système de contrepartie, c’est-à-dire qu’il était intimement lié au Warfare State (« État fondé sur la guerre ») : protection sociale contre sacrifice guerrier. L’enjeu de la dronisation est au contraire de concilier le dépérissement du bras social de l’État avec le maintien de son bras armé – à partir de là, on peut se demander à quoi ressemblerait un « État-drone »...
TH : La mort pour la patrie, qui a souvent eu tendance à venir masquer ou reporter dans le temps les enjeux de classe jusqu’à les essouffler, est un corrélat de l’imaginaire démocratique. Le pouvoir n’est pas extérieur ni transcendant à la communauté politique ; le sacrifice des citoyens peut donc être exigé. Sauf que depuis la fin du service militaire obligatoire, on a décidé de ne plus exiger de l’ensemble de la société une participation à la violence d’État dans les cas exceptionnels de guerre.
GC : Qu’y a-t-il de commun aux processus d’automatisation, par exemple dans la finance avec le trading à haute fréquence ou dans les projets de « robotique létale autonome » ? Pour commencer à répondre, on peut citer Adorno, le philosophe de l’École de Francfort : « Il en coûte pour ainsi dire toute l’énergie du sujet pour qu’il n’y ait plus de sujet. » Contrairement à ce qui ressort de certaines lectures postmodernes, l’automatisation ne signifie pas la disparition du sujet. On l’a vu avec le cas des « obligations pourries » de la finance : tout est fait pour qu’il soit impossible de trouver un responsable. En même temps que l’on invente des systèmes de traçabilité et de surveillance très sophistiqués pour ses subordonnés, on travaille tout aussi activement à y échapper soi-même. Où est le sujet du pouvoir ? Il est précisément partout où il travaille très activement à se faire oublier. Et c’est même cette intense activité d’escamotage qui trahit sa présence subjective.
Le pouvoir dominant adopte aujourd’hui paradoxalement pour lui-même le vieux principe de la guérilla : priver son ennemi d’ennemi. Mais il ne faut pas céder au mythe d’un pouvoir qui aurait disparu pour être remplacé par les lois du marché, les catastrophes naturelles ou les robots. Pour désigner le pouvoir et être en mesure de l’attaquer, il faut déceler quels sont les nœuds de décisions politiques et quels sont aussi les nœuds de paramétrage de ces décisions quand elles sont matérialisées dans un appareillage technique. D’où l’importance de travailler aujourd’hui sur une géographie critique du pouvoir, grâce à des procédés cartographiques notamment, en appui des mouvements sociaux.
Dessiner des cartes et fuir lors de chasses à l’homme, c’est tout ce qu’il nous reste pour résister ?
TH : Il ne faut pas oublier que, dans l’histoire des rapports de force, l’efficacité technologique a toujours été surévaluée et les moyens de résistance ou de réappropriation sous-estimés. Les premiers avions étaient réputés invulnérables, jusqu’à ce que de simples pétoires les abattent depuis le sol. Aujourd’hui, on peut hacker des drones ; des Irakiens en ont vraisemblablement kidnappé un. Il ne semble pas impensable de pouvoir pirater un drone et le détourner comme un avion traditionnel. Les gens trouveront toujours des moyens pour s’adapter, se cacher ou déjouer la surveillance.
GC : Lors d’Occupy Wall Street, il y avait un « Occucopter », qui filmait les agissements de la police et les retransmettait en direct sur Internet. Évidemment, le drone filmait aussi les actions des manifestants, dont une partie avait opté pour des tactiques de destruction de propriété. Le mouvement, en même temps qu’il cherchait à surveiller les surveillants, donnait donc aussi aux autorités de nouveaux moyens pour le surveiller lui-même, ou une partie de lui-même. On a là une vraie contradiction.
Les usages subversifs de la télécommande restent à inventer et à discuter. De façon générale cependant, il faut se méfier de cette croyance selon laquelle des gadgets technologiques peuvent remplacer des stratégies qui restent toujours, en dernière instance, humaines et sociales. Il est possible aujourd’hui de créer des formes de solidarité transnationales qui s’opposent à l’invisibilisation de la violence armée et de ses victimes. Je pense par exemple à Codepink aux États-Unis, un collectif composé principalement de féministes qui tisse des liens étroits avec celles et ceux qui refusent, au Pakistan, les frappes américaines.
Le piège serait d’envisager uniquement des contre-mesures techniques. Il nous reste des marges de manœuvre politiques, c’est-à-dire qui intègrent des ripostes techniques sans s’y réduire. Ce qui est certain, c’est qu’à jouer la guéguerre des machines, nous serons toujours perdants.
TH : C’est la grande leçon de la guérilla : une force faible n’a pas intérêt à se situer sur le même terrain que la force plus forte. Il lui faut changer de terrain. La grande manœuvre du pouvoir consiste à nous faire oublier que dans ces situations de conflit géopolitique ou social, il s’agit avant tout d’enjeux politiques qui nous concernent également. À nous de repolitiser ces questions de technologie, et ce de manière transnationale.
Pouvons-nous imaginer des formes de résistance qui déjouent radicalement l’arsenal robotique ?
GC : Pour moi, la problématique se pose ainsi : quelles synthèses antagoniques pourrait-on imaginer ? Quelles synthèses ludiques, esthétiques, détournées ? On revient alors à une question fondamentale : qu’est-ce que c’est qu’une machine ? Dans le texte sur Kafka de Deleuze et Guattari4, la machine n’est pas simplement la machine à écrire. La machine c’est : la machine à écrire, le bureau sur lequel elle est posée, l’employé de bureau qui tape dessus, les couloirs, et toute une série de discours et d’affects qui vont avec. La machine, c’est tout cela : une série d’agencements. Le pouvoir politique et militaire a produit le pire des agencements possibles ; à nous de réagencer d’autres machines, qui ne soient pas réductibles à leurs appareils, à leurs engins – et dont certains seront à envoyer à la casse !
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Cet entretien était accompagné dans la version papier d’une belle illustration de Baptiste Alchourroun :
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Les livres
Présentation par l’éditeur ICI (l’ouvrage débarque en librairies le 14 février prochain)
Présentation par l’éditeur ICI
1 Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre, PUF, Paris, 2008, p. 319.
2 Notamment après la bataille de Mogadiscio en 1993 (Black Hawk Down) : l’opinion publique états-unienne avait été traumatisée par la diffusion d’images télévisées de cadavres de soldats US traînés par des voitures dans les rues de la ville.
3 Les chasses à l’homme, Grégoire Chamayou, La fabrique, 2010.
4 Kafka. Pour une littérature mineure, Gilles Deleuze et Félix Guattari, éditions de minuit, 1975.