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Retour sur la nécessaire déshumanisation du maintien de l’ordre

paru dans lundimatin#64, le 6 juin 2016

« Le maintien de l’ordre est une fonction centrale destinée à garantir la cohésion de la Nation et la cohérence du corps social sur les fondements de nos valeurs communes. » Gal Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie

« Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public.
Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l’article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure. » Article 431-3 du code pénal

« L’attroupement ne constitue pas l’exercice d’une liberté publique. On ne lui reconnaît pas de finalité politique. »
Thomas Andrieu, directeur des « libertés publiques » et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur

Le mouvement social en cours, en passe d’être inégalé sous la Ve République si l’on en juge par sa durée et son ampleur cumulées est, ère du smartphone oblige, également particulièrement fécond en images. Parmi celles qui ont amplement circulé dans les médias officiels comme à travers les réseaux sociaux, il y a celle d’un homme, totalement nu, faisant face à une rangée de policiers en tenue anti-émeute. L’intérêt que cette image suscite est aisément compréhensible, tant le contraste qu’elle recèle semble mettre en exergue la déshumanisation des policiers. D’un côté, l’homme nu s’expose aux yeux de tous, dans toute sa fragilité, semblant par ce geste revendiquer la plénitude de son humanité. De l’autre côté, face à lui, des policiers suréquipés, aux visages difficilement distinguables derrière les visières de plexiglas, illustrant quant à eux toute la brutalité du monde contemporain et ayant renoncé à leur individualité en acceptant de s’effacer derrière l’institution détestée qu’ils incarnent.

Rationalisation : évincer l’Armée

Étrangement pourtant, cette déshumanisation ne semble pas être universellement perçue, puisque, folklore de la répression, il se trouve encore des individus pour tenter d’offrir des fleurs aux policiers et espérer que ceux-ci désertent pour rejoindre leurs rangs. Ces réactions, aussi louables que puissent être les motivations qui les sous-tendent, sont probablement alimentées par quelques images venant du passé, évoquant des épisodes de fraternisation entre les troupes de la répression et celles de la révolution. Bien que ces retournements de situation aient été une réalité historique, par ailleurs cruciale dans l’histoire des révolutions, il apparaît cependant nécessaire de rappeler ici que les forces de police aujourd’hui chargées du maintien de l’ordre n’ont plus grand chose à voir avec ces troupes qui, en leur temps, choisirent de rejoindre les émeutiers. Effectivement déshumanisées, elles ne sont que le produit du mouvement rationalisation du maintien de l’ordre qui a caractérisé le XXe siècle et conduit à retirer à « la troupe », à une armée régulière jusqu’il y a peu largement composée d’appelés du contingent, la conduite de telles opérations.

Ce processus fut le fruit de la prise de conscience par le pouvoir de tous les risques qu’il pouvait y avoir à confier à l’Armée le maintien de l’ordre. Et il ne s’agissait bien évidemment pas là du signe d’une prévenance quelconque à l’égard des grévistes et autres émeutiers : confier son destin à l’institution militaire, c’était pour le pouvoir courir en premier lieu le risque se voir détrôner par elle, comme l’avait montré le coup d’Etat du 18 brumaire et comme devait le confirmer, plus tard, la tentative de putsch organisée par quelques généraux favorables à l’Algérie française. Mais c’était également prendre le risque, évoqué plus haut, de la fraternisation entre soldats et insurgés. L’épisode des Gardes Françaises, qui se joignirent à la foule des révolutionnaires prenant d’assaut la Bastille, avait de ce point de vue marqué durablement les esprits des dirigeants. Le rôle des soldats dans la révolution russe, puis le poids des communistes dans la résistance française des années 1940, ne pouvaient que contribuer à alimenter la méfiance du pouvoir vis à vis des militaires et donc son besoin de disposer d’une force, distincte de l’armée traditionnelle de conscrits, spécifiquement dédiée au maintien de l’ordre (spécialisation) et disposant de l’équipement et de la formation adaptés à la doctrine en vigueur en la matière (professionnalisation).

Spécialisation : gendarmes mobiles et CRS

Et ce fut, dans un premier temps, au sein de l’armée elle-même que l’idée de spécialisation allait être mise en œuvre. Ainsi furent créés en 1921 les « pelotons mobiles de gendarmerie », dans un contexte rendant particulièrement prégnant le risque de fraternisation entre soldats et grévistes car marqué à la fois par les grandes grèves de 1919-1920 et la révolution russe. Ces pelotons s’étaient vus confier la mission d’assurer le maintien de l’ordre en tous points du territoire, à une époque où les forces de polices relevaient encore largement de pouvoirs locaux : les polices urbaines ne furent en effet définitivement unifiées et étatisées qu’en 1941. Initialement rattachés à la gendarmerie départementale, ces unités acquirent leur indépendance au sein de l’institution dès 1926, devenant la « garde républicaine mobile », force de maintien de l’ordre dotée de près de 15 000 hommes. Dissoute en 1940, elle fut reformée dès 1941 sous le nom de « garde », mais avec des effectifs fortement limités (moins de 5000 hommes), puis réinstituée en 1944, pour enfin prendre son nom actuel de « gendarmerie mobile » en 1954.

Cette évolution toucha de manière plus tardive les polices urbaines. En effet, si dans les grandes villes le pouvoir eut dès la fin du XIXe siècle recours aux forces de police pour conduire des opérations de maintien de l’ordre, cette mission était encore pour l’essentiel confiée à des agents qui assuraient par ailleurs l’ensemble des autres fonctions policières. Ce ne fut qu’à la faveur de l’occupation allemande que la police se vit gratifiée d’unités spécialisées dans le maintien de l’ordre, avec la création par le gouvernement de Vichy des « groupes mobiles de réserve » (GMR). Celle-ci visait à pallier la limitation des effectifs militaires imposée par les occupants, qui avait eu pour conséquence de réduire les effectifs des gendarmes mobiles. Ainsi, début 1944, les GMR comptaient quelques 12 300 hommes. Dès la fin de la guerre, ils furent remplacés par celles que nous connaissons encore aujourd’hui sous le nom de « compagnies républicaines de sécurité » (CRS). 50% de leurs membres furent alors recrutés parmi les anciens membres des GMR, ce qui leur attira rapidement une intense détestation : le fameux slogan « CRS / SS » apparut ainsi dès les grandes grèves de 1947.

Toutefois, cette spécialisation ne fut jamais pleinement achevée au sein de la police nationale. Ainsi, lors d’opérations de maintien de l’ordre, des unités de police urbaine sont encore aujourd’hui largement employées, telles les « compagnies d’intervention », les « brigades anti-criminalité », ou encore de simples gardiens de la paix. Les compagnies d’intervention, disposant des mêmes équipements de protection que les CRS, peuvent être difficiles à différencier de ceux-ci ; elles sont toutefois reconnaissables à la double bande bleue visible autour de leur casque (cette bande est jaune chez les CRS, les gendarmes mobiles n’ayant aucune bande distinctive sur le casque). Au delà du folklore policier, être capable d’opérer cette distinction peut avoir son importance : les unités de polices urbaines, non spécialisées dans le maintien de l’ordre, moins disciplinées, sont réputées de longue date pour leur grande brutalité. Plus fragiles, elles sont aussi régulièrement impliquées dans les « bavures » les plus graves qui émaillent les mouvements sociaux.

Professionnalisation : retarder le contact

Suivant ce mouvement de spécialisation, la doctrine et les moyens du maintien de l’ordre ont sensiblement évolué afin d’en assurer la professionnalisation. D’une part, et conformément aux avancées de la spécialisation, l’Armée n’a plus été appelée à mener de telles opérations sur le territoire métropolitain depuis la fin de la seconde guerre mondiale. D’autre part, la logique d’une répression reposant sur des combats menés au corps à corps, dominante jusqu’en 1945, a progressivement laissé place à une volonté de retarder au maximum le moment du contact entre forces de police et manifestants. Cette évolution fut largement permise par les nouveautés techniques de l’époque : si l’utilisation de lances à incendies ou encore la coordination avec les services d’ordre datent du début du XXe siècle, c’est au lendemain de la deuxième guerre mondiale que fut systématisée l’utilisation des gaz lacrymogènes et des grenades offensives. Les années immédiatement postérieures à 1968 virent quant à elles un accroissement significatif des équipements de maintien de l’ordre : camions lanceurs d’eau des CRS, teneur en gaz des grenades lacrymogène multipliée par cinq, boucliers et visières en plexiglas dès 1969. L’arsenal de maintien de l’ordre s’est ainsi largement étoffé, et ce jusqu’à nos jours. De même, la formation des unités de maintien de l’ordre a elle aussi été rationnalisée, comme le montre la création en 1969 du centre national de perfectionnement de la gendarmerie mobile de Saint-Astier, en Dordogne (aujourd’hui intégré au centre national d’entraînement des forces de gendarmerie), où des émeutes fictives sont organisées à fin d’entraînement des agents.

C’est ainsi qu’à rebours des discours dominants, l’actuelle doctrine du « zéro mort », outre qu’elle est régulièrement démentie par les faits, ne peut pas être interprétée comme relevant d’une improbable bienveillance de la part des forces de police ou du pouvoir, mais bien comme l’une des techniques au service du maintien de l’ordre. En effet, comme le révèlent les propos tenus par un gendarme mobile lors de la mort de Rémi Fraisse (« Il est décédé, le mec... Là, c’est vachement grave… Faut pas qu’ils le sachent... »), l’objectif fondamental de cette doctrine est bien d’éviter qu’un décès ne puisse venir justifier une réaction offensive de la part des manifestants. C’est d’ailleurs ce que confirme sans ambigüité la réaction du service de communication de la gendarmerie, qui déclarait tout naturellement qu’« il fallait éviter que ceux qui agressaient les gendarmes ne redoublent d’ardeurs en apprenant la mort de Rémi Fraisse. ».

Actualisation : réajustements tactiques

Par ailleurs, en tant que système rationnalisé, le dispositif de maintien de l’ordre doit pouvoir sans cesse s’ajuster aux évolutions auxquelles il est confronté. C’est ce qui explique qu’à la suite du drame de Sivens, le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordrede la commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre ne pouvait être qu’une charge frontale dirigée contre les nouvelles formes de contestation. Publié en mai 2015, ses conclusions visaient, de l’aveu même du président de ladite commission, non pas à défendre mais à circonscrire le droit de manifester « pour qu’il s’ajuste au maintien de l’ordre ». Présupposant absurdement une dépolitisation des manifestants les plus offensifs et préconisant corolairement une judiciarisation accrue des débordements, ce rapport annonçait ainsi avec quelques mois d’avance ce qui est aujourd’hui largement mis en œuvre dans le cadre du mouvement contre la loi travail, l’état d’urgence ayant parfois suffit à suppléer les encombrantes modifications législatives qui auraient été nécessaires en temps « normal ».

Ce document illustre ainsi les ajustements tactiques en cours au sein du dispositif de maintien de l’ordre, ceux-ci se déployant comme par le passé dans trois directions : réorganisations administratives, évolutions judiciaires, développement technique. Il mérite donc aujourd’hui d’être relu, ne serait-ce que pour savoir à quoi s’en tenir face aux forces de police. Voici en effet à titre d’exemple quelques-unes des délicieuses préconisations qu’il formule :

« Proposition n° 6 : Faciliter le suivi par la presse des opérations de maintien de l’ordre ;

« Proposition n° 8 : Permettre la mise en œuvre, par arrêté préfectoral, de mesures de police administrative portant interdiction individuelle de participer à une manifestation (interdiction administrative) ;

« Proposition n° 19 : Développer de nouveaux moyens intermédiaires visant à disperser les foules ;

« Proposition n° 21 : Systématiser le recours à la vidéo afin de faciliter les procédures d’interpellation lors des opérations de maintien de l’ordre ;

« Proposition n° 22 : Développer la capacité des unités spécialisées à interpeller des groupes d’individus violents ;

« Proposition n° 23 : Améliorer la coordination entre les autorités judiciaires et préfectorales afin que les dispositifs de maintien de l’ordre permettent de façon plus fluide les poursuites pénales lorsque des délits sont commis. »

Hausse des brutalités policières : hypothèses

Cette lecture faite, force est de constater qu’un seul moyen de faire taire les mouvements sociaux semble encore manquer à liste déroulée dans ce document : la hausse de la brutalité policière, pourtant subie à l’heure actuelle et sur l’ensemble du territoire par tous ceux qui ne s’enfuient pas à la simple vue d’un uniforme. Sur le sens de celle-ci il n’est donc possible de formuler que des hypothèses, évidemment non exclusives les unes des autres. Une fois écartée celle de la folie furieuse des hurluberlus qui prétendent encore présider à la destinée de ce pays, il ne peut de tout évidence s’agir que :

- de la manifestation d’une stratégie gouvernementale de terreur, visant à punir les manifestants qui participeraient aux débordements, à leur instiller la peur en les marquant jusque dans leurs chairs. Cette stratégie, témoignant d’un régime aux abois, ne peut à terme que concourir à produire des martyrs, allant ainsi à contre courant de l’ensemble de la doctrine de maintien de l’ordre en vigueur depuis la seconde moitié du XXe siècle ;

- d’un acharnement visant à criminaliser les mouvements sociaux, qui impliquerait de leur appliquer les techniques de maintien de l’ordre mises en œuvres lors des émeutes de banlieues. Une telle position ne pourra qu’accréditer en définitive non pas l’idée farfelue que la conflictualité politique serait criminelle, mais bien celle que l’émeute de banlieue relève évidemment de la conflictualité politique, à rebours de toutes les tentatives de dénégations et de dénigrement auxquelles nous avons pu assister depuis plus de trente ans ;

- des égarements d’un gouvernement dépassé, confronté à la réalité du manque de disponibilité des unités spécialisées retenues sur tous ces autres terrains d’opérations qui se sont ouverts ces derniers mois, et ne pouvant opposer aux manifestants que des unités urbaines (repérables, donc, à leurs casques à bandes bleues), qui, bien qu’équipée à grands frais, manquent cruellement de préparation.

Cette dernière hypothèse, au premier abord moins séduisante que le deux précédentes, ne peut toutefois que contribuer à alimenter un sentiment persistant : celui que l’Etat n’a aujourd’hui plus les moyens d’assouvir son désir de répression et que, débordé, attaqué sur des fronts sans cesse plus nombreux, il est plus que jamais confronté à sa propre fragilité.

NOTICE TECHNIQUE

Gendarmerie mobile :

La gendarmerie mobile est composée d’un groupement blindé de la gendarmerie mobile (GBGM) et de 17 groupements de gendarmerie mobile (GGM) divisés en 108 escadron de gendarmerie mobile (EGM). Les 108 EGM regroupent près de 13 000 hommes, soit un effectif moyen d’environ 120 hommes par EGM. Près de 20% sont des effectifs sont employés pour des missions de soutien logistique.

Deux configurations d’EGM sont envisageables en fonction de la mission à exécuter :

– la configuration Alpha correspond à des opérations de rétablissement de l’ordre, soit un engagement de moyenne à haute intensité, avec pour objectif de faire cesser les troubles à l’ordre public. L’EGM comprend 68 gendarmes répartis en un groupement de commandement de quatre militaires (un commandant d’unité, un conducteur, deux transmetteurs) et quatre pelotons (un peloton d’intervention et trois pelotons de marche de 16 gendarmes chacun)

– la configuration Bravo correspond à des opérations de maintien de l’ordre, soit un engagement de faible intensité visant à préserver un ordre déjà établi. L’EGM comprend au minimum 53 gendarmes déployés en trois pelotons

Moins bien payés que les CRS, les gendarmes mobiles n’ont pas d’horaires fixes, et effectuent des déplacements fréquents hors du territoire et outre-mer.

Compagnies républicaines de sécurité :

Les CRS comptent entre 14 000 et 15 000 hommes dédiés au maintien de l’ordre, répartis en 61 unités. Chaque compagnie compte entre 120 et 135 agents opérationnels, le reste étant dédié à des missions de soutien logistique.

L’organisation tactique des CRS repose sur une division de chaque unité en quatre sections, avec deux sections d’appui et de manœuvre (SAM) et deux sections de protection et d’intervention (SPI) menées par un échelon de commandement et de soutien.

Chaque unité est sécable et peut former deux demi-unités comprenant chacune un échelon de commandement et de soutien, une SAM et une SPI.

En temps normal, les CRS sont « dézonés » : une compagnie n’intervient qu’en dehors de sa zone de résidence.

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