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    Terminator est déjà parmi nous

    Rédigé par Lilas Guevara

    Et si Terminator, film hollywoodien culte des années 1980, était une prophétie ? L’idée de voir débarquer des Schwarzenegger cyborgs prêts à tout pour décimer l’humanité est peut-être tirée par les cheveux, mais reste que ce récit de science-fiction écrit par James Cameron et Gale Ann Herd résonne étrangement avec notre réalité. Il suffit, pour le confirmer, de lire la presse, qui titre chaque jour sur les nouveaux progrès de l’intelligence artificielle, d’admirer ce robot militaire du DARPA et sa ressemblance avec le robot du film, ou encore de se documenter un peu sur le programme de la NSA appelé... Skynet. Le Terminator est protéiforme et sa mythologie s’infiltre partout. Terminator serait-il notre némesis ?

    Depuis 2011, Jean-Baptiste Bayle, artiste français, constitue une base de documents mêlant articles de presse, discours, références culturelles pop, fiches Wikipedia, etc., reliés de près ou de loin à l’univers Terminator. Il répertorie l’ensemble dans une oeuvre appelée “Terminator Studies”. Cette archive visuelle offre autant d’interprétations et de clefs de lecture possibles sur notre présent, où la fiction devient un moteur pour une réalité en panne d’imagination. “Terminator Studies” est un projet original qui agit comme une boîte noire intemporelle, car elle a valeur de témoignage historique qui nous permet, aussi, de penser le futur. Après, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas...

    Motherboard : Quand et comment as-tu commencé les “Terminator Studies” ?

    Jean-Baptiste Bayle : C'était à l'occasion d'une exposition collective qui s'appelait “Blow up” et qui avait pour thème l'infiltration des médias. Ça partait d'une intuition. J'avais déjà fait de la recherche sur le rapport entre science-fiction et technologie, et je me suis retrouvé à San Francisco pendant deux mois, dans l'univers de la Silicon Valley, des start-ups. Cette immersion m'a permis de mieux comprendre la culture californienne de course à l'innovation. C'est là qu'ont émergé les premières ébauches de “Terminator Studies”.

    "James Cameron l'avait déjà dit : en 2012, on lui parlait de Skynet et il a répondu : “Skynet, on l'a déjà. Ça s'appelle un smartphone.”"

    C’est en passant au peigne fin cette culture californienne que tu as remarqué une constellation de signaux faibles autour de l'imaginaire Terminator...

    Terminator fait partie de la culture des années 1980. Il y a un aspect générationnel très fort qui coïncide avec le boom de la micro-informatique. Politiquement, c'est le thatchérisme et le reaganisme. C'est un point de départ pour nous, pour notre XXIe siècle. Terminator est un mythe de la culture populaire, à tel point que ce n'est pas moi qui ai choisi le sujet, mais que c'est le sujet qui m’a choisi. Il y a des gens, encore aujourd'hui, qui comparent Google à Skynet, mais ce qui est vraiment hallucinant, c'est que la NSA a baptisé un de ses programmes de surveillance “Skynet”. Terminator est un récit qui a énormément marqué, parce que c'est un mythe qui a vu le jour avec les débuts d’une cybernétique marquée par la culture militaire. William Wisher, un des co-scénaristes du film, a d'ailleurs admis qu'il s'était inspiré des travaux du DARPA, qui prévoyait la création de robots tueurs pour assister les soldats. Et puis c’est repassé de la fiction au domaine militaire : les robots développés aujourd'hui sont plus ou moins des sosies de Terminator, dans leur conception technique et stratégique.

    La perversité du Terminator, c'est aussi qu'il se dissémine dans des technologies clefs en main, simples d'utilisation. Jeremie Zimmerman, le fondateur de la Quadrature du Net, le comparait ainsi au smartphone dans une conférence qu’il a donnée à Berlin.

    Depuis les révélations de Snowden, on a réalisé à quel point c'est un environnement miné ; on a commencé à parler des backdoors, qui donnent aux services secrets l’accès aux appareils du monde entier. Il y a eu une réaction très forte, des gens se sont mis à créer des alternatives au niveau logiciel. Maintenant, reste la question du hardware. Comme le disait Zimmerman, pour les téléphones, ce n’est pas gagné. Pour l’anecdote, James Cameron l'avait déjà dit : en 2012, on lui parlait de Skynet et il a répondu : “Skynet, on l'a déjà. Ça s'appelle un smartphone.” Il n’en possède d’ailleurs pas. Comme beaucoup de gens riches, comme Steve Jobs et Bill Gates, il est très méfiant des nouvelles technologies. Les enfants de ces gens-là vont apprendre la poterie avant d'avoir accès à des tablettes. Pour les autres, les pauvres, c'est une autre histoire.

    Dans ton archive, Terminator est à la fois marqueur et symptôme d'une époque, puisqu’il fait surface comme protagoniste de différents actes terroristes...

    Oui, c'est très ancré dans l'inconscient collectif. En France, il y a des témoins de la tuerie perpétrée par Mohamed Merah qui ont dit : “On aurait dit Terminator.” Après la fusillade à Aurora, dans le Colorado, pendant la projection de Batman, James Holmes a aussi été comparé à Terminator par les premiers témoins. Pareil pour Anders Breivik. Pourtant, le cinéma ne manque pas de films avec des mecs armés jusqu'aux dents. Mais c'est l'image de Schwarzenegger qui prédomine.

    Les allers-retours entre fiction et réalité étudiés par les Terminator Studies sont aussi dûs à une certaine collusion entre entertainment, pouvoir politique et pouvoir militaire aux États-Unis.

    Tout à fait. Schwarzenegger, l'acteur devenu gouverneur de Californie, en est un exemple. Il a d'ailleurs joué de son image de Terminator en faisant du “I'll be back” pendant toute sa campagne. Maintenant il est pseudo-militant écologiste et il continue à user la corde Terminator en disant que le réchauffement climatique n'est pas de la science-fiction. N'oublions pas qu'à l'époque du film, sorti en 1984, Reagan était président des États-Unis. Aux États-Unis, il y a un lien fort entre politique et spectacle, et entre le pouvoir militaire et Hollywood. Par exemple, pour Avatar, du même James Cameron, les effets spéciaux ont été réalisés par un laboratoire militaire de réalité virtuelle utilisée pour entraîner les soldats. C’est assez troublant car le film parle de ça : des soldats qui pilotent des robots à distance. Ça en devient presque un film institutionnel. C'est ce que recouvre le terme “militainment”, un concept issu des media studies qui explique comment certaines interventions militaires ont été préparées par le Pentagone à travers une stratégie média lancée conjointement avec plusieurs producteurs, publicitaires, marchands de jouets, etc. Récemment, il y a eu une réédition du film (Terminator Genisys, sorti en juillet 2015), avec Schwarzenegger qui revient en cyborg vieillissant. Là, c'est carrément produit par des milliardaires de la Silicon Valley, et l'entreprise qui est censée symboliser Cyberdyne, où se fabriquent les Terminator et le programme Skynet, est dans la vraie vie la boîte du père des producteurs : Oracle Corporation. Il y a une vraie alliance entre Hollywood, la Silicon Valley et les réseaux d'influence militaire.

    Quitte à arriver à saturation... et à atteindre l'“effet Skynet” ?

    Oui. En media studies, on parle d'effet Skynet et d'effet James Bond. Le second, c’est la banalisation de la violence : il n’y a qu’à voir le dernier film de la série, dans lequel Bond se fait torturer en souriant. L'effet Skynet, c'est la banalisation des robots tueurs et des drones, qui crée un effet de déjà-vu pour le public. C'est-à-dire que le jour où ces technologies apparaissent dans la vraie vie, on est un peu moins surpris et moins effrayés. Le fait de l'avoir vu dans un blockbuster nous prépare. Cet effet est dénoncé par les activistes du groupe “Stop Killer Robots”, qui est actif dans les débats à l'ONU pour demander l'abrogation des robots tueurs et armes autonomes par un traité international, comme cela a été fait contre les mines antipersonnelles dans les années 1990. Ils ont remarqué que, même à l’ONU, on fait souvent référence à Terminator, en utilisant des images ou des extraits dans les présentations Powerpoint. Ils dénoncent la simplification qui en découle : ça fait appel à un imaginaire pré-existant et empêche d’entrer dans la complexité des enjeux. De ce point de vue-là, la science-fiction joue un rôle ambigu pour les questions liées à la violence et aux armes à feu. Récemment, Obama, dont la campagne a été financée par une grosse boîte de production de films, a dit : “Nous sommes en train de fabriquer Iron Man.”

    C’est présenté comme une blague, mais la fiction est un véritable moteur de l'innovation, de la politique et de la propagande militaire. Et il s’avère que l’armée américaine se penche réellement sur des armées améliorées comme celle de Iron Man.

    Ce qui est intéressant, c’est de voir que des narrations sci-fi subversives sont reprises par un discours dominant à visée capitaliste, par la Silicon Valley principalement.

    Tout à fait. Pour Google, les parallèles avec Terminator peuvent être tracés en permanence : ils sont omniprésents. Ils ont investi dans des robots militaires, au départ développés pour le DARPA et très proches visuellement d'un Terminator, comme le robot ATLAS. Pour l'anecdote, il y a un fichier killer-robots.txt, sur le site de google.com : c'est une parodie "officielle" d'un fichier de configuration présent sur les serveurs pour donner des indications aux robots de recherche. Et ce fichier comprend des instructions disant aux Terminators du futur d'épargner les deux patrons de Google : Larry Page et Sergei Brin.

    Les “Terminator Studies” sont plutôt exhaustives sur le côté dark de Terminator, mais qu’en est-il des gentils, qui organisent la résistance : Sarah et John Connor ?

    John Connor, dans le film, c'est vraiment un hacker. Si l’on veut dresser le parallèle entre John et Sarah Connor avec des héros réels, il y a un certain nombre de gens qui ont été arrêtés par l'État américain parce qu'ils ont divulgué des informations ou aidé Wikileaks, comme Chelsea Manning ou Edward Snowden. Il y a des gens qui se retrouvent poursuivis, torturés, enfermés dans des conditions incertaines, extradés. Ce sont eux les Connor.

    D’ailleurs, dans sa présentation au festival Re Publica à Berlin en mai 2015 (cf. vidéo précédente), Jeremie Zimmerman file la métaphore en disant que Snowden serait même Kyle Reese, envoyé de John Connor (mais aussi le père de celui-ci), soit un mec qui vient du futur pour nous raconter les atrocités commises par Skynet.

    Si Terminator est une prophétie auto-réalisatrice, le futur ne semble pas très riant. Pourtant, il me semble que dans ton travail il y a quand même une once d'espoir. La tagline que tu as choisie pour “Terminator Studies”, c'est quand même : “No Fate but what we make.”

    Oui, c'est une citation de Sarah Connor dans le film. Depuis 2010, depuis Wikileaks, il y a quand même une prise de conscience qui grandit. On s'est habitués aux révélations et au rôle des lanceurs d’alerte, des hackers, des Anonymous. Il y a de plus en plus de gens qui veulent prendre des mesures contre la surveillance dans leur vie quotidienne. Donc j'ai espoir. Mais il faut que l'on reste tous vigilants. Après Wikileaks, il y a tout de suite eu un film à gros budget qui a été téléguidé par les gens qui ont investi dans la campagne d'Obama. Tous les livres qui sont sortis sur l’affaire Snowden ont été rachetés par Sony pour se réserver les droits d'adaptation au cinéma. Dans le dernier James Bond, on voit un personnage proche d'un Assange ou d'un Snowden intervenir. Aujourd'hui, il y a un phénomène assez frappant de réinterprétation de l'histoire en temps réel à travers les films et les séries. Il y a un effort de storytelling et de propagande qui est à l’oeuvre dans ce domaine : dès qu'un événement surgit, on le met sous forme de fiction et on nous en donne une interprétation qui correspond mieux à la vision de Hollywood.

    Reste à savoir si on arrivera à se défaire de notre dépendance technologique au Terminator...

    Effectivement, c'est très compliqué de s'émanciper de ces chaînes-là, mais il faut compter sur des mouvements solidaires et à la création d'alternatives par les hackers. Je pense qu'on est au début de tout ça, il ne faut pas perdre espoir.

    Si vous avez besoin d’un petit rafraîchissement de mémoire, vous pourrez tout savoir sur l’histoire de Terminator et consorts sur Wikipedia. La quasi totalité des liens de l’interview ont été collectés sur le site de Terminator Studies grâce au travail de Jean-Baptiste Bayle (@terminatorstud).

    Lilas est sur Twitter : @LilasGuevara. Vous pouvez également la contacter par e-mail.