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Attentats de Bruxelles : “Les chaînes d'info fonctionnent comme un cerveau traumatisé”

L'aéroport de Zaventem après les explosions.

L'aéroport de Zaventem après les explosions.

© Peter Dejong/AP/SIPA

Des images anxiogènes qui tournent en boucle, des interviews de victimes sous le choc… Pour la psychologue spécialiste du trauma Marianne Kedia, les médias couvrent les attentats sans aucun recul ni la moindre analyse.

Spécialiste du trauma, la docteur en psychologie Marianne Kedia critique sans ménagement la couverture médiatique des attentats. Selon elle, les chaînes de télé devraient cesser d'interroger des victimes, d'évidence pas en état de maîtriser leur image et leurs propos. Elles seraient par ailleurs bien avisées de revoir leur couverture des attentats, dont le mode de traitement génère inutilement beaucoup d'anxiété chez les téléspectateurs.

La façon dont les chaînes de télé couvrent les attentats de Bruxelles vous choque. Pourquoi ?

D'abord, je trouve extrêmement problématique que des victimes, en état de choc, couvertes de sang et de poussière, soient interviewées. Dans ces instants-là, elles ne sont pas en état de maîtriser leur image et leurs propos. Derrière mon petit écran, je suis surprise de voir autant d'images volées : des hommes et des femmes qui pleurent, des enfants qui hurlent sur les rails du métro… Pourquoi leurs visages ne sont-ils pas floutés ? Leur a t-on demandé l'autorisation de les montrer sur les télévisions du monde entier ? Et quand bien même l'aurait-on fait, ce dont je doute, sont-elles en état de prendre une décision sereine ? Evidemment non. Cela soulève de graves questions d'éthique.

Par ailleurs, je suis frappée par le traitement télévisuel de ce type de drames. Force est de constater que les chaînes d'information en continu fonctionnent comme un cerveau traumatisé. C'est quelque chose qui m'avait traversé l'esprit au moment des attentats de Charlie, et qui m'a sauté aux yeux lors des attentats du 13 novembre. Chez moi, je me suis retrouvée totalement paralysée devant ma télé, incapable de l'éteindre, ce qui ne m'arrive jamais. Pourquoi diable suis-je restée scotchée des heures durant devant le spectacle d'un direct terriblement anxiogène et vide de sens puisqu'il ne se passait rien à l'image ? D'évidence, j'avais mis mon cerveau en « mode traumatique ». J'étais sidérée par l'information véhiculée par mon poste de télévision.

Comment fonctionne le cerveau d'une personne traumatisée ?

Lorsqu'une personne subit un événement terrifiant, les aires visuelles de son cerveau sont suractivées, tandis que les aires du language sont sous-activées. Elles fonctionnent moins bien. Le traumatisme se manifeste essentiellement sous forme d'images et de sensations physiques. C'est pourquoi les victimes peinent à verbaliser ce qu'elles vivent. Plus précisément, le petit noyau à la base du cerveau, que l'on nomme le « cerveau reptilien », et qui gère notamment la peur, turbine au détriment du cerveau plus élaboré, qui permet de raisonner, de lire, de comprendre des concepts. C'est très utile dans une situation critique : cela permet par exemple au corps de se tendre et d'avoir un surplus d'énergie pour courir.

Cette réaction de peur extrême engendre parfois la sidération et un état de dissociation, c'est-à-dire une sorte de dysfonctionnement entre les fonctions animales et des fonctions cognitives plus élaborées. Or cette dissociation, c'est ce qui explique que, devant notre télé, nous nous trouvons parfois dans un état extrêmement passif. Les images tournent en boucle – et désormais il y a de plus en plus d'images prises par les victimes avec leurs téléphones portables, façon caméra subjective. Il y a très peu d'analyse, de recul. Le cortex, les aires cérébrales plus développées de l'être humain, sont en pause. Le téléspectateur demeure comme acculé dans un état sensoriel, où le temps est distendu. Il reçoit une charge émotionnelle très forte renforcée par l'effet hypnotique des images. Et il se trouve dans une sorte d'hyperidentification, comme s'il vivait lui-même l'événement. Et ça, c'est dangereux…

Dangereux à quel point ?

C'est dangereux immédiatement, dans la mesure où cela génère de l'anxiété chez beaucoup de gens. Une anxiété somatique, c'est-à-dire un sentiment viscéral de malaise. Qui peut aussi générer des symptômes pseudo post-traumatiques : des images qui tournent en boucle dans la tête, une hypervigilance, etc. Au moment des attentats du Bataclan, j'ai été impressionnée par le nombre de personnes qui, sans avoir été exposées directement à la violence, se trouvaient dans un état d'anxiété dans les jours et les semaines qui ont suivi ce 13 novembre. Et je ne parle même pas des enfants : les petits de moins de six ans ne comprennent pas toujours ce type d'images, rediffusées sans cesse. Le 11 septembre 2001, ils pensaient que des tours s'écroulaient encore et encore.…

A plus long terme, les personnes qui ont subi un stress post-traumatique risque de développer des pensées modifiées par cette expérience : leur façon de voir le monde, le rapport aux autres peuvent être affectés par la peur.

Vous pensez que les médias doivent réviser leurs pratiques ?

Absolument. Quatre mois après les attentats de Paris, rien n'a évolué. Il faut absolument que les journalistes réagissent et s'interrogent sur leurs pratiques : le respect des victimes, le traitement de l'émotion par les médias, la contagion émotionnelle…

Je ne jette pas la pierre aux reporters et aux caméramans sur le terrrain. Ils sont dans le feu de l'action, et possiblement exposés. Se trouver devant le Bataclan au moment où l'assaut est donné, que ça pète de partout, c'est effrayant ! Donc qu'ils n'aient pas toujours les bons réflexes, je comprends. En revanche, je pense que les rédactions doivent apprendre à prendre du recul, par exemple en diffusant les images avec un petit différé, de façon à prendre le temps d'analyser et de verbaliser. Je pense qu'il serait fort utile de former un groupe de travail réunissant journalistes et psychologues autour de cette question. Parce qu'hélas, d'autres attentats surviendront sans doute.