Étudier Terminator

Le monde tel qu’il se finit

Année 3062 après J.César...

Un nouveau jour se lève, les gens se dirigent vers leurs taches quotidiennes, les enfants vont à l’école. Devant le pad- screen, la classe découvre aujourd’hui un classique de la civilisation américaine. Leur professeur a décidé de leur montrer un ciment de la culture occidentale, un pilier de l’évocation poétique et de la puissance de l’imaginaire, une oeuvre classique et magistrale, archéologique et tragique. Impossible de faire l’impasse dessus pour obtenir un bon niveau de culture général aux futurs examens scolaires !

L’oeuvre apparaît sur le plan, une image semblant d’outre-tombe, brillante et rudimentaire rencontra l’imaginaire des enfants. Quel était donc ce monstre, ce spectre, attirant dans ses reflets son désir et sa noirceur ? Le titre apparaissait en lettres masculines et prétentieuses : TERMINATOR. UN FILM DE HOLLYWOOD.

Pour certains élèves, le nom "Hollywood" n’était pas totalement inconnu. C’était ce réalisateur des années 2000, un véritable génie, qui vulgarisait les mythes de l’époque. Toutes les croyances et divinités, tous les fantômes et génies, malins et angelots, étaient concentrés dans ses oeuvres, tout l’imaginaire spirituel d’une époque mêlé aux grands conflits de leur temps, représ entant les batailles qui portaient en elles l’imaginaire des siècles à venir.

TERMINATOR est LE grand chef d’oeuvre de Hollywood, il y a d’autres films, mais qui restent mineures, comparés à la puissance évocatrice de Terminator. C’est un classique de la civilisation occidentale !

À voir absolument rappela le professeur...

Depuis les années 2010, les "Terminator Studies" sont chargées de récolter tous les faits relatifs à l’imaginaire du Terminator à travers les médias, les déclarations des officiel s, les programmes militaires, les PowerPoints de l’ONU, etc. Ces études cherchent aussi à décrire avec exactitude les rouages de la production hollywoodienne contemporaine, à savoir comment l’Armée, Hollywood et la Silicon Valley forment à présent une entité de plus en plus dense, dont la puissance ne cesse de croître, en même temps que son discours se durcit et s’appauvrit.

Au-delà de ce travail obsessionnelle, les Terminator Studies nous offrent la coupe au scalpel d’un imaginaire commun, qui s’installe de plus en plus profondément dans le coeur des populations, pour finalement constituer une nouvelle norme, celle du contrôle cybernétique.Une question étant : si cette ordre s’installe à travers les prochains siècles, Terminator deviendra-t-il comme l’Iliade ou l’Odyssée, une sorte de grand récit-socle de l’imaginaire commun ?

Générique de la série The Outer Limits préfigurant la très populaire série The Twilight Zone.Influence de James Cameron

lundimatin : À quand remonte cette obsession pour la figure du Terminator

TS : C’était autour de 2010, je m’intéressais à tous ces banquiers, ces actionnaires, ces gens très riches qui se sont mis à investir massivement dans les technologies intelligentes. La science-fiction m’est alors apparue comme un outil de recherche sur l’imaginaire lié à ces questions. Je me suis mis à lire beaucoup de romans et à voir beaucoup de films. Dans la série, j’ai donc revu Terminator et je suis tombé sur le générique de fin où est remercié l’auteur de SF Harlan Ellison.

C’est un écrivain de SF des années 60 qui a participé à pas mal de scénarios, il a notamment bossé pour la série Star Strek, il était de la génération post-Asimov, qui fait partie de la génération un peu classique de la SF. En faisant des recherches sur lui, je suis rapidement tombé sur les origines du projet Terminator : Ellison avait bossé sur une série des années 50 : The Outer Limits, avec ce super générique où lʼon prend le contrôle de la télévision. Les phrases de ce générique ont été pas mal reprises dans le hip-hop parce qu’elles disent "nous prenons le contrôle de l’image, de la ligne verticale, de la ligne horizontale, mais ne vous inquiétez pas tout est normal". Les épisodes écrit par Ellison ont été vus par James Cameron lorsqu’il avait 10 ans.

Cette dimension ultra-technologique mais néanmoins planquée dans le quotidien a fortement influencé le scénario et l’aspect visuel de Terminator, d’où le remerciement à la fin, en sachant que ce remerciement fait suite à une menace de Ellisson de porter plainte au cas où son nom ne serait pas cité.

lundimatin : Si on pense aux auteurs de SF des années 70 ; K.Dick, Ballard, Gibson, Spinrad, etc, leurs romans déployaient vraiment les visions les plus catastrophiques du futur. Aujourd’hui, ces prédictions macabres se retrouvent quotidiennement dans les news sur fond de sentiment apocalyptique généralisé.
TS : Un objectif des Terminator Studies serait justement d’arriver à retourner la puissance de ces récits, avec d’autres valeurs que la catastrophe... C’est un peu une utopie sous-jacente de mon boulot : peut-on penser autre chose que la catastrophe pour se projeter vers autre chose ? Je sais qu’il y a quelques tentatives d’utilisation de la SF pour se projeter dans des mondes alternatifs sans banques et sans sexisme par exemple. Est-ce que ça marche aussi bien que le récit catastrophiste ? Je ne sais pas. C’est une vraie question, pourquoi est-on obnubilé par la catastrophe ? Pourquoi cette figure semble-t-elle former la structure et la puissance de nombreux grands récits collectifs ?
lundimatin : Le mythe Terminator est pour l’instant partagé par énormément de gens mais sur une échelle finalement assez courte, de 50 ans. Peut-être que dans 2000 ans Terminator sera encore un récit partagé, et que le film sera présenté comme un des plus grands films de Hollywood, comme si Hollywood était personnifié, un peu comme si Homère n’était pas forcément une personne, mais une entité, un groupe, une continuité imaginaire partagée qui, à un moment trouve une sorte de signature qu’est Homère, sans que Homère ait réellement existé...
TS : Oui, ou même Shakespeare, une sorte de corpus de récit qui nous constitue, un imaginaire qui devient constitutif, performatif, plus qu’une oeuvre d’auteur...
lundimatin : Et si on considère Ulysse par exemple, ou l’Iliade, ce ne sont que des récits catastrophiques. Soit des bains de sang qui durent des décennies, soit des errances faites de meurtres, de tempêtes, de trahison, de la colère des Dieux, etc. On est peut-être encore là-dedans finalement ; nous ne sommes pas encore sortis de cette habitude de raconter des histoires sans violence et sans catastrophe..
TS : Après, il faut bien voir qu’Hollywood est principalement un outil de propagande de masse, on le sait mais on peut le répéter, avec des enjeux économiques, industriels et idéologiques monstrueux, c’est toute une logique d’Empire qui repose là-dessus : sur l’invasion des esprits. Or, il y a toute une organisation qu’on ne voit pas dans la constitution de cet univers filmique, dans son mode de production même, et il y a de véritables génies à l’oeuvre, des gens vraiment brillants qui sont derrière la production de ces films. Mais comment peut-on s’émanciper de ce modèle ? Car pour beaucoup de réalisateurs et pour toute l’industrie mondiale, c’est devenu un référent absolu.
lundimatin : Souvent dans les films qui s’affichent pourtant comme des films de gauche, par exemple Terminator ou Matrix, il y a la figure du Christ cher au cinéma américain : cette figure du héros singulier qui va, grâce à son charisme, à son courage et à sa force surhumaine, sauver le monde. C’est rarement par l’action collective que la solution surgit. Et si un collectif est tout de même représenté, c’est souvent de manière militarisée, très hiérarchisée, avec des chefs clairement dominants et identifiés, voir avec un culte de la personnalité, ce qui colle avec une société impériale
TS : Il y a quelques mois, il y a eu ce hack des mails de Sony Pictures. Wikileaks a re-publié les données sorties à ce moment-là. On a eu accès a beaucoup d’éléments intéressants : on apprend que David Cameron a demandé à Sony de décaler de quelques mois la sortie d’un de leurs films qui portait sur la révolte écossaise du XVIIIe siècle, afin de ne pas influencer les votants du référendum sur l’indépendance de l’Ecosse. Le film, qui montrait des Écossais boutant les Anglais hors de leur terre était bien entendu gênant pour Cameron, qui était partisan du non.

En échange, Cameron a fait voter une loi sur le copyright favorable à Sony. D’autres éléments sont révélés dans ce hack qui montrent de manière intéressante comment les films sont très sérieusement considérés par le pouvoir comme des outils de fabrication de
pensée. Par exemple Spider Man ne peut être ni noir ni homo. Ça prouve au moins une chose, c’est que le pouvoir semble très concerné par la dimension politique du cinéma.

lundimatin : Est-ce que ton travail ne consiste pas finalement à rendre visible les choses qui sont délibérément masquées ou peu évoquées dans la société ?
TS : Je ne montre que des choses visibles mais méthodiquement peu représentées, voir classifiées. Un outil comme Wikileaks pour ça, est une source importante.
lundimatin : Alors comment un film, Terminator, réalisé par un inconnu à l’époque, quelqu’un qui se définit comme un écolo plutôt marxiste, finit par être repris par la propagande ?
TS : C’est pas clair. Il faut reconnaître un véritable génie de la part de James Cameron. Il y a aussi la présence de Schwarzenegger, qui a marqué tout le monde : cet espèce de robot super bourrin et colossal, d’une force inouïe, le côté surhomme.
lundimatin : Le côté Hercule...
TS : Pourtant, Cameron dit qu’il voulait d’abord quelqu’un de normal, un cyborg qui se fond dans la foule, pas un colosse visible, mais quelque chose d’invisible. En effet aujourd’hui on a tous un téléphone portable dans la poche qui nous rend un peu cyborg ; traçable, plus ou moins pilotable, envisageable, prévisible, etc. Sa première intuition était donc au fond plus juste : des cyborgs plus banals, fondus dans la foule. Je trouve ça intéressant qu’il ait hésité : on est en 1983, cette intuition est déjà assez politique et assez juste par rapport au phénomène cybernétique. James Cameron est quelqu’un qui n’a pas de téléphone portable, qui est très branché nouvelles technologies de l’image, qui travaille avec des caméras sous- marines inédites, avec des images de synthèse d’avant-garde, toujours à lʼaffût des nouvelles technologies mais qui lui-même s’en défend, s’en protège, comme c’est souvent le cas dans les élites de la Silicon Valley, et dont les enfants sont mis à l’écart le plus possible des méfaits de la technologie.
lundimatin ; Mark Zuckerberg, le patron de Facebook a récemment appris à chasser, à faire un potager pour manger de la nourriture la plus saine possible...
TS : Oui, les enfants de Steve Jobs ou de Bill Gates ont appris la poterie, étaient dans des écoles off-line, etc.
lundimatin : Ça fait penser à Henry Ford, le père de l’industrie automobile, qui a pourri toute la région de Détroit avec ses usines et son urbanisation vouée à la voiture, et répandu le modèle dans le monde entier, qui lui, s’était mis en amont de la rivière qu’il possédait, loin des usines qui crachaient leur toxine en aval. La rivière lui appartenait, et il s’était installé dans une sorte de sanctuaire de forêt intouché par l’humanité, avec son manoir et son petit bateau. On voit des films où il apprend à ses petits-enfants à faire le potager tandis qu’en aval, la rivière était tellement polluée qu’elle s’enflammait à la moindre étincelle... Son industrie a transformé le monde et l’a polluée, mais lui, son idéal, c’était la vie dans la nature...

lundimatin : Si l’on compare Terminator à Robocop, on constate que si Terminator est repris par le pouvoir pour travailler les consciences à l’aide de ce mythe, en revanche, Robocop n’est jamais cité par ces derniers. Robocop est plutôt repris par les pauvres, ceux qui habitent les cités, qui souffrent de la répression policière, et qui citent le Robocop en désignant les flics sur-armés et l’idéologie qui est derrière..
TS : Tout à fait, Robocop est au fond un film beaucoup plus social, du côté des pauvres, des réprimés, et du côté de la vie. D’ailleurs si on regarde le remake récent de Robocop, on retombe dans la logique impérialiste du robot tueur et de l’analyse qui est faite en ce moment en partie à l’ONU sur la question des armes intelligentes. Cette question intervient de manière assez approfondie dans le dernier Robocop : à quel moment l’homme intervient dans le processus de guerre et dans le processus de meurtre ?

On les voit faire des réglages et enlever de l’autonomie humaine car ça perd en performance, ce sont vraiment des questions qui sont débattues en ce moment. Dans une interview très récente de James Cameron et de son scénariste, ils reconnaissent s’être largement inspirés des recherches du DARPA. On a pas plus de précisions que ça, est-ce qu’il y a eu des échanges avec les services ou pas. Kathryn Bigelow par exemple a eu plein de rendez-vous avec la CIA pendant la préparation de son film à propos de la traque de Ben Laden..

C’est aujourd’hui l’usage à Hollywood, à l’époque, on ne sait pas trop, surtout que Cameron était encore inconnu. Mais on sait maintenant que les fantasmes de l’époque, début 80, étaient des véhicules automatisés, qui conduisent tout seul, des drones, des trucs plus ou moins humanoïdes, capables de se déplacer, des chiens robotisés, etc.. Ces fantasmes ont manifestement persisté dans l’imaginaire de l’armée car ce sont ces armes qui sont aujourd’hui discutées à l’ONU, pour savoir s’il serait bon de les interdire ou pas.

Il y a cette vidéo d’un think tank avant la projection du dernier Terminator, qui discutent justement de la différence entre le Terminator et le drone tueur Predator fabriqué par Boeing, qui sert à tuer des terroristes sur toute la planète, avec le système des kill-lists, et des processus de tueries semi-automatisées, opérées à distance. Ils parlent du Predator sans même évoquer le fait que ce nom vient d’un autre film avec Schwarzenegger...

Du coup quand cette journaliste pose la question de la différence entre un Terminator et un Predator, on est vraiment à la frontière entre fiction et réalité puisqu’on qu’on parle d’un personnage de fiction en le comparant à un personnage réel lui-même inspiré de la fiction... C’est comme s’ils ne maîtrisaient même plus les cadres de cet imaginaire. Ils semblent en permanence plongés dans un processus de construction mentale basée sur des récits. Et c’est vraiment le processus américain : on balise le sol avec des histoires, des mythologies, et au final, même au plus haut niveau de l’état, ces imaginaires sont repris, travaillés, diffusés, par la force d’un imaginaire commun.

WE ARE BUILDING IRONMAN

Center for a New American Security (CNAS)Highlights from Terminators : Fact or Fiction ? (1:57)

lundimatin : C’est assez sidérant en effet de voir que même dans les plus hauts niveaux intellectuels du pouvoir, ils utilisent les codes imaginaires du Terminator. Qu’est-ce que ça veut dire d’après toi ? Par exemple, sur ton site, on peut voir des articles de presse sur un nouveau programme de l’armée qui s’appelle SKYNET
TS : Oui, alors ça c’est un des pics de mes observations à travers ces années de recherche autour de l’imaginaire de Terminator, c’est effectivement le programme SKYNET1. Il faut savoir que c’est vraiment une grosse obsession sur Internet ça : ça tourne en boucle, c’est aussi comme ça que je suis entré dans le projet. Quand tu fais un Google Image sur les personnages de Terminator, ou sur Twitter, ou un quelconque réseau, tu tombes souvent sur Skynet... Google is Skynet par exemple, ça c’est un espèce de Mantra. Tous les jours il y a des gens qui ont cette idée là et qui la publient... Y en a des montagnes.
lundimatin : Tu veux dire en pensant avoir cette idée pour la première fois de manière originale
TS : Voilà, par exemple. Ou qui fondent une image avec le logo Google et le logo Skynet, le robot du Terminator avec les yeux Google, etc. Tout ce truc de Skynet, cʼest-à-dire l’intelligence artificielle qui nous domine et qui prend le contrôle de la société automatisée, c’est un truc très fort qui a marqué les gens. Et donc Cameron quand on l’interroge là-dessus en 2012, il dit : "En fait Skynet est déjà dans nos poches". Rappelons que Cameron ne possède pas de téléphone portable lui-même... Et là récemment, en 2015, on a des documents issus des documents Snowden qui ont été publiés par INTERCEPT, qui présentent un programme officiel secret de la NSA qui s’appelle SKYNET et qui est chargé d’étudier les comportements des utilisateurs de téléphone portable, d’étudier toutes les métadonnées laissées par les téléphones pour dénicher des comportements suspects tel que "enlever sa batterie".

Repérer les gens qui enlèvent régulièrement leurs batteries est un des comportements tracés par ce programme là par exemple, c’est qu’on appelle aussi un “signal faible”. En sécurité opérationnelle c’est ce qu’on dit aux gens qui essayent de s’organiser de manière confidentielle : on leur dit surtout, quand vous allez à des réunions, vous enlevez vos batteries, ben ça c’est un des trucs qui est repéré par ce programme là et qui s’appelle Skynet. Donc là, on s’aperçoit que l’imaginaire de Terminator va jusque dans la tête de gens qui pensent des programmes de surveillance au niveau de la NSA.Non seulement Cameron est l’”inventeur” du concept, mais il a aussi une forme de connivence ou d’intuition avec le genre d’imaginaire qui en découle et du coup il est aussi parmi les premiers à le formuler tel quel...

lundimatin :Il était peut-être au courant..

TS : Peut-être, on peux le voir comme ça, ha ha. Après, tous les effets spéciaux d’Avatar ont été produits par un laboratoire militaire qui est spécialisé dans la 3D, et le prix qui a été décerné pour les effets spéciaux, c’est un labo qui s’appelle ICT, Institut des Technologies Créatives, qui fabrique principalement des environnements virtuels pour entraîner les soldats, avec de la reconnaissance vocale, ce sont des spécialistes de la réalité virtuelle, qui travaillent beaucoup pour des films comme Avatar ou Spider-Man, etc.

lundimatin : Depuis longtemps déjà, à chaque fois qu’un film hollywoodien met en scène l’armée américaine, dans le présent comme pour des films de science fiction, ils peuvent demander des moyens à l’armée, hélico, blindés, figurations en costume, et tout ça gratuitement ! Ces films peuvent même obtenir des grosses subventions de la part de l’armée.
TS : Il y a un documentaire qui s’appelle Militainment, c’est réalisé par un prof américain qui a beaucoup bossé là-dessus, notamment sur les deux guerres en Irak, où on constate qu’il y a toute une préparation du public qui se fait en amont avec des gros moyens, des professionnels, des réalisateurs des producteurs des scénaristes, à travers des émissions de télé-réalité et autre, sur le thème de la survie, bref, toute une préparation du public à l’invasion de l’Irak...

Ce concept de Militainment, composé donc de Military et Entertainment, c’est vraiment une spécialité américaine. Et effectivement, il y a une antenne du Pentagone et de la CIA à Hollywood. Dans ce documentaire on voit le mec qui est chargé de relire les scénarios et de les annoter du genre : "attention, là le dentiste militaire est un peu méchant, faut faire attention, il ne faut pas qu’il sourit trop, sinon on peut croire que c’est un sadique qui aime arracher des dents", bref, c’est vraiment soigné sur des détails pour orienter la perception.

Ce principe nommé tout simplement gestion de la perception, c’est quelque chose qui est très pro-actif dans la production d’Hollywood, c’est même une des principales ficelles. Donc l’armée possède des antennes à Hollywood et cultivent des contacts très fréquents. La plupart des réalisateurs acceptent bien volontiers l’aide matérielle
et immatérielle de l’armée.

lundimatin : Et on disait que ça a surtout commencé dans les années 40-50 ?
TS : Oui. Tu te souviens de la série Lassie, ce truc avec un chien, en noir et blanc ? C’était une des premières séries à avoir été vraiment prise en main par l’armée pour donner des bonnes consignes aux enfants.
lundimatin : Tu veux dire que avant la seconde guerre mondiale y avait moins ce rapport entre l’armée et l’industrie du cinéma ?
TS : Apparemment oui, le rapport s’est développé très fortement dans les années 40-50...
lundimatin : Et pour revenir au programme de la NSA nommé SKYNET, ce qui frappe c’est que Terminator c’est quand même un récit qui oppose le bien et le mal, où SKYNET est le symbole absolu du pouvoir répressif, dominateur, génocidaire, ennemi de l’humanité. Pour autant, des militaires, des élus, des gens de l’administration américaine s’identifient clairement aux machines, et non au héros, ni à la résistance des humains, ils s’identifient à la figure du mal. Par exemple, ils sont fiers de montrer qu’ils travaillent sur un Robot militaire qui ressemble fidèlement au T1000...
TS : Oui, c’est étonnant, ça demanderait une étude ethnosociologique des gens qui travaillent pour l’armée ou les services de renseignement, ingénieur ou autre.
lundimatin : À Détroit, le fief historique de l’industrie automobile, où se passe l’action du film Robocop, il y a ce building, le Renaissance Center, qui appartient à General Motors. À lʼépoque, fin des années 70, à cause en grande partie des délocalisations, Détroit étaient devenue la ville la plus violente des USA. Ils avaient donc demandé à l’architecte John Portman de leur dessiner un building massif et sécurisé. Le résultat, c’est une très haute tour principale, entourée de quatre tours reliées par un mur d’enceinte, le tout entouré d’un autre mur d’ enceinte. L’architecte a ainsi réalisé un véritable chateau-fort médiéval, en réponse à la commande sécuritaire. La question étant, est-ce de l’ironie ou de la déférence ? Un peu comme le programme Skynet : est-ce de l’ironie ou de l’idéologie impérialiste assumée ?
TS : Ce que décrie Snowden c’est qu’il y a deux mondes ; le monde du renseignement et la vie réelle. Snowden décrie des gens qui ne rendent plus compte de ce qu’il font à force d’être dans ce monde ultra-secret et ultra protégé. Skynet, c’est un exemple, il y en a d’autres. C’est aussi une culture de la moquerie, ils se moquent de nous en quelque sorte, nous la masse. C’est notamment ce qui a révolté Snowden ; cette moquerie cynique.

lundimatin : Pour revenir à Terminator, parle nous de la franchise du concept, entre quelles mains est-elle aujourd’hui ?
TS : Après Terminator 2 la franchise a été vendue avec la bible de documentation du concept. Il y a eu des bandes dessinés, la série Sarah Connor Chronicles, le 3 et le 4. Après le 4, la franchise a été rachetée par les enfants de la famille Ellison, un frère et une soeur, enfants d’un milliardaire américain, 5e fortune mondiale, patron de Oracle, qui a fondé sa fortune sur la vente de bases de données pour entreprises.

Ces fils de milliardaires de la Silicon Valley se payent ainsi la franchise de Terminator, au coeur des fantasmes de la Silicon Valley. C’est eux qui ont produit le film de Kathryn Bigelow sur Ben Laden, qui a été un travail main dans la main avec la CIA pour raconter une fable complète sur Ben Laden : Zero Dark Thirsty, le film présenté comme étant basé sur des faits réels et qui est au contraire intégralement composé d’éléments de fantasme, dénué de toute réalité. Il faut voir ce film, aujourd’hui considéré comme un cas d’école de la propagande. Tout y est inventé grossièrement, et l’objectif est clairement de justifier
l’usage de la torture.

Pour l’anecdote, Kathryn Bigelow, est aussi une ex-épouse de James Cameron, juste pour dire que tout cela se joue dans un mouchoir de poche. Mais pour revenir à Terminator 5, une anecdote intéressante : les décors de l’entreprise CyberDyne qui fabrique Skynet dans le film sont les véritables locaux de Oracle, l’entreprise du fameux papa milliardaire qui a financé le film. Ils filment les locaux de Oracle pour représenter l’entreprise CyberDyne, qui mènera à la destruction de l’humanité pour laisser la place aux machines. Il y a une volonté ici, de mélanger réalité et documentaire pour se mettre, une fois de plus, dans un imaginaire où le mal l’emporte... Par cette série d’acte symbolique, ils s’identifient ainsi clairement à la figure du mal et de l’ordre mondial, c’est lourd...

lundimatin : Est-ce la même production qui a produit le film Traitor, sur Julien Assange ?
TS : Non, ça c’est produit par Dreamworks, qui est aussi le plus gros donateur de la campagne d’Obama. Le film s’appelle The Fifth Estate (Le 5e pouvoir) et met en scène un Benedict Cumberbatch représentant J.Assange, et sur l’affiche du film on le voit avec le mot Traitor écrit sur sa bouche.

lundimatin : Cette affiche a été diffusée partout aux Etats-Unis (en Europe aussi !) ; sur les bus, dans le métro, sur les murs, etc. Là, c’est aussi lourd que la propagande Nazie, Fasciste ou Stalinienne ; on revient clairement à des messages grossiers et vulgaires typiques des années 30...
TS : Oui, c’est très bourrin en effet. mais statistiquement, sur des effets de masse, ça marche. Je parle souvent de Wikileaks dans mes présentations car c’est une part importante de l’histoire contemporaine, c’est même en tant que telle une sorte de machine à explorer le temps, puisqu’ils ressortent autant des dossiers classifiés par Kissinger que des dossiers actuels supposés s’ouvrir dans 50 ans, bref, c’est un outil historique majeur encore sous-exploité. Dire que Assange est un traître, c’est pour gagner du temps, la classification des dossiers c’est pour gagner du temps. Assange, clairement, leur fait perdre du temps.
lundimatin : Certains articles du New-York Times crient évidemment à la propagande face à de tels films, mais on a le sentiment que cette parole n’a aucun effet contre l’effet statistique.
TS : Regarde le rapport sur la torture qui a coûté une fortune au Sénat américain. On sait que l’Association des Psychiatres a travaillé sur la torture, certains psychiatres ont touché des sommes astronomiques et coulent à présent une vie oisive dans des villas gigantesques en Floride. Lorsque tout cela a été révélé il y a eu 3 jours de tempête médiatique, Dick Cheney est apparu sur les plateaux télé en affirmant que si c’était à refaire il le referait dans la minute, Georges Bush s’est fait griser les cheveux pour apparaître plus vieux et s’est justifié, et puis plus rien...

L’abondance des informations, la propagande anti-terroriste, tout cela fait que plus rien ne semble possible pour lutter contre ça, en tout cas pas à l’intérieur du système médiatique. Je crois que cet exemple de la torture est symptomatique de l’époque que l’on traverse : une forme d’insensibilité. On a beau savoir, ça ne produit aucun effet... Il y a une telle chape de plomb de la propagande diffusée à travers les médias et les produits culturels, une telle surabondance de messages, que cela à un effet réel d’habitude sur les gens. À force d’entendre le scandale, les gens s’y habituent, tout simplement... Et rien ne se passe. Au contraire, ce sont les lanceurs d’alerte qui sont violement réprimés, dont le sort est montré en exemple pour dissuader tout le monde.

Mais pour revenir à l’imaginaire collectif issu des fictions Terminator ou Matrix, finalement, à force d’entendre parler de ces films, de ces concepts, en bien ou en mal, en s’identifiant ou non aux méchants, la conséquence de cette répétition est tout simplement de nous y habituer. Et le jour où un robot dans la rue nous contrôlera, on pensera à ces films là, et quelque part, on trouvera ça déjà normal... Ces récits nous aurons donc préparé à la norme... On parle dʼailleurs déjà dans les sciences humaines de « lʼeffet
Skynet »...

lundimatin : C’est presque quelque chose qui nous confirme que la lutte ne peut plus se passer à "l’intérieur", que ce soit à l’intérieur des institutions étatiques, des médias, du monde de l’art... Cela confirme peut-être que la seule issue pour l’instant est de se regrouper, de s’organiser à l’extérieur, loin des partis, des organes de presse, du monde de l’art.
TS : Oui je suis d’accord, mais il faut aussi lutter partout en même temps. Il existe un groupe de scientifiques cybernéticiens : le BanRobotKiller, qui mettent en avant des notions d’éthique et qui se mobilisent pour contester le développement des armes intelligentes, ils sont par ailleurs très critiques de l’utilisation de l’image de Terminator. Ils montrent du doigt des agents gouvernementaux qui viennent discuter de l’avancée des armes intelligentes à l’ONU en montrant des slides avec des références à Terminator. Comme quoi, même aux plus haut niveau de discussion diplomatique cette imagerie revient. Ce collectif critique donc cette posture en arguant que c’est une imagerie fictionnelle alors que nous avons affaire à des technologies réelles. Parlons-en plutôt dans les détails plutôt que de se rapporter à une image qui est déjà "piégée" en quelque sorte, prédigérée, et que ce n’est pas ça qui permet de penser le réel.


Discussion sur les armes autonomes à lʼONU

lundimatin : Pour continuer dans le rapport entre le pouvoir et le cinéma, on a vu cette vidéo d’un think-tank, qui discute avant la projection du dernier Terminator et où ils débattent sur les robots, tueurs, les drones, et toute la logique actuelle de l’administration américaine. En fait, il y a souvent des projections au sein de ces cercles de réflexions. Ils ont par exemple projeté La Bataille d’Alger pendant l’occupation en Irak quand la situation se transformait en guerre civile. Et c’est même Donald Rumsfeld qui avait écrit le flyer pour la projection, il disait ; "des enfants qui tuent des militaires dans la rue, des bombes qui explosent dans les lieux publics, cela vous rappelle quelque chose ?". Il invite ainsi les gradés à réfléchir sur les réussites et les échecs de l’armée française à l’époque, en insistant sur la grande qualité du film pour sa transmission de la réalité, alors que c’est un réalisateur communiste qui a fait ce film. D’ailleurs ce film avaient été largement critiqué par la presse française à lʼépoque, l’accusant de caricature manichéenne, comme quoi...
TS : Oui bien sûr, c’est un militaire français qui est à l’origine de la doctrine contre-insurrectionnelle actuelle. C’est tout à fait normal que ce film les intéresse.
lundimatin : Les cercles du pouvoir américain regardent donc des films pour stimuler leur intelligence. Mais entre Terminator, qui est un outil cinématographique contrôlé et massif, La Bataille d’Alger se regarde en toute discrétion, presque en douce... Mais du coup cette question : si le réalisateur de La bataille d’Alger est quelqu’un d’assez proche de nous, qui est James Cameron ?
TS : En tout cas, il n’a plus rien à voir avec le Terminator d’aujourd’hui. La franchise ne lui appartient plus, il est le père du concept, mais le dernier Terminator n’a plus aucune valeur cinématographique, il n’a de valeur que de propagande.
lundimatin : Mais alors si on ne peut plus parler de Terminator, que dire d’Avatar ?
TS : Cameron est clairement ambigu, il y a toujours au moins une double lecture de ses films, peut-être que lesgens dans le public ne voient pas le même film, c’est toujours possible, il y a des niveaux de lecture qui sont accessibles complètement différemment selon ta perception, selon ce que tu veux bien voir. Cameron est autant le producteur de la série documentaire écolo “Years of living dangerously” et en même temps soutient un projet d’extraction de minerais dans l’espace. Avatar est présenté comme un film qui va défendre les tribus amazoniennes alors que c’est un film pro-armée.
lundimatin : En quoi est-ce un film pro-armée exactement ?
TS : C’est quasiment une commande institutionnelle... Dʼabord, parce que les effets spéciaux sont produits par l’armée américaine, c’est déjà une bonne raison. Ensuite parce que ça présente des programmes secrets militaires en cours de développement, qui trouveront leur réalité dans le futur. On connaît la recette : on dévoile les futurs programmes de contrôle et on les diffuse dans l’imaginaire avant qu’elles n’arrivent dans le réel afin de nous préparer. Dans Terminator, y a 30 ans entre le film et le robot, et donc, il est fort probable que dans 30 ans on voit des robots pilotés comme on le voit dans Avatar. Son film nous prépare à cette norme alors même que James Cameron tente en toute sincérité de sauver les forêts amazoniennes. Il doit pourtant avoir la perception de la duplicité de son travail , mais voilà ; il est clairement ambigu. C’est vraiment une question qu’il faudrait lui poser.... Dans le genre double, Schwarzenegger c’est également un sacré personnage, très manipulateur , très bourrin aussi, y a un documentaire sur lui qui montre sa vrai face à l’époque où il faisait du culturisme, avant qu’il ne soit une star de cinéma, où on voit que c’est un mec super calculateur, qui pense vraiment qu’à sa gueule et à son succès, qui fait des coups bas à tous ses concurrents, un mec atroce. Lui aussi exploite à mort cette aura de Terminator, et il a fait pas mal de films de science fiction aussi, et il fait du “greenwashing” et tente de se présenter comme un militant contre le réchauffement climatique. Récemment il a fait cette citation, dit : "Le réchauffement climatique , ce n’est pas de la science fiction !!"
lundimatin : Il a été gouverneur de Californie, tout comme l’acteur Ronald Reagan, a-t-il utilisé des références à Terminator dans ses campagnes ?
TS : Il a mis du "I’ll be back" dans tous ses discours. Et Laura Hamilton, celle qui joue Sarah Connor dans le premier film a voté pour lui en 2003 alors qu’elle est plutôt démocrate, mais parce qu’elle l’avait trouvée sympa sur le tournage. Tu vois, dans le film elle est révolutionnaire, mais dans la vraie vie elle vote Schwarzenegger...