La Vie algorithmique

LA VIE ALGORITHMIQUE
Critique de la raison numérique 
L'échappée, collection "Pour en finir avec", 288 pages. En librairie à partir du 12 mars 2015.
 
4e de couverture : 
Le mouvement de numérisation à l’œuvre depuis une trentaine d’années gagne aujourd’hui des pans de plus en plus étendus de la réalité via l’extension des capteurs et des objets connectés. Dorénavant, les flux de data témoignent de la quasi-intégralité des phénomènes, s’érigeant comme l’instance primordiale de l’intelligibilité du réel.
Une connaissance sans cesse approfondie s’instaure, orientant en retour les décisions individuelles et collectives au prisme d’algorithmes visant les plus hautes optimisation, fluidification et sécurisation des existences et des sociétés.
 Les technologies informationnelles imposent un mode de rationalité fondé sur la définition chiffrée de toute situation et sur une maîtrise indéfiniment accrue du cours des choses.
Une raison numérique établie sur l’appréhension et l’évaluation en temps réel des faits ordonne désormais les pratiques du commerce, de l’enseignement, de la médecine, les rapports aux autres, à soi-même, à la ville, à l’habitat…

Ce livre examine, en s’appuyant sur une foultitude d’exemples, la quantification et la marchandisation intégrales de la vie qui s’instituent, soutenues par l’industrie du traitement des données, aujourd’hui dotée d’un pouvoir qui perturbe nombre d’acquis démocratiques fondamentaux.
Avec une rare lucidité et une écriture d’une précision clinique, Éric Sadin dévoile les impensés, analyse les processus en cours, dresse une cartographie détaillée des forces à l’œuvre… Observations et réflexions qui dessinent une nouvelle condition humaine, et en appellent à la politisation des enjeux induits par la puissance toujours plus totalisante détenue par les systèmes computationnels.
 
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SOMMAIRE
 
INTRODUCTION
Le monde au prisme des données.

I : LA TOTALISATION NUMÉRIQUE
 
1/ La puissance rationalisante des nombres.
2/ L’ère des capteurs.
3/ Interopérabilité universelle et perception intégrale.
4/ La datafication.
5/ Dimension performative des data.

II : PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA
 
1/ Le Data marketing ou la fin de la publicité.
2/ La logistique industrielle délivrée de la pesanteur.
3/ Smart Cities : la ville au filtre algorithmique.
4/ Une médecine des données.
5/ Maison connectée / Enseignements en ligne… 
 
III : LA QUANTIFICATION INTÉGRALE DE LA VIE

1/ Masse et corrélation : une appréhension étendue des phénomènes.
2/ Primauté du temps réel.
3/ La mesure « quanto-qualitative » de la vie.
4/ Généralisation du régime prédictif.
5/ Le « sublime computationnel » et l’exclusion du sensible.

IV : LA NORMATIVITÉ ALGORITHMIQUE

1/ De la libre individualisation à la recommandation personnalisée.
2/ L’ère du sur-mesure algorithmique.
3/ Le Quantified Self ou la « libre » quantification de soi.
4/ Facebook la machine à capter/monétiser l’attention.
5/ Google Glass : la privatisation de l’attention.

V : DE LA SURVEILLANCE NUMÉRIQUE AU DATA-PANOPTISME

1/ La vérité NSA du monde.
2/ Un témoignage intégral de la vie.
3/ La vie publicisée.
4/ La subjectivité partagée.
5/ Le suivi des mouvements anonymes du monde.

VI : LE TECHNO-POUVOIR

1/ L’Open data : la politique joystick.
2/ Ethos du techno-pouvoir.
3/ La classe des ingénieurs.
4/ L’invisibilité du computationnel.
5/ Techno-pouvoir et idéologie de l’innovation.

VII : POLITIQUE ET ÉTHIQUE DE LA RAISON NUMÉRIQUE

1/ Un Parlement des données.
2/ De la responsabilité du pouvoir politique.
3/ « L’odyssée de la réappropriation ».
4/ Sciences humaines & raison numérique.
5/ Une éthique de la technè contemporaine.

CONCLUSION
Une anthropologie de l’exponentiel.
 
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EXTRAITS    
 
INTRODUCTION : LE MONDE AU PRISME DES DONNÉES
 
[…] Ce qui apparaît depuis peu, c’est que tous les "techno-discours" qui auront accompagné les développements du numérique et qui auront revêtu durant une période une apparence de vérité, non seulement ne peuvent plus se formuler avec la même certitude inébranlable, mais sont à y voir de près devenus saugrenus au vu d’une autre vérité, celle-ci non plus forgée par le sophisme du verbe, mais s’imposant d’elle-même par l’évidence factuelle. Le souffle enivrant du mythe et de la foi n’aura guère duré, juste le temps d’éprouver sur un laps suffisant la puissance de logiques à l’œuvre, établies sur l’opération processuelle insensible mais décisive de la réduction de pans de la réalité à des chiffres analysables et manipulables.
C’est un « retour du refoulé » qui se manifeste aujourd’hui, découvrant à quel point au « fond » même du procédé numérique, c’est une constante ambition de maximisation qui aura déterminé la conception des protocoles, mais dans une sorte de discrétion – mathématique ou abstraite –, comme située à l’ombre des idéologies enthousiastes ou de l’apparence éminemment attrayante et ludique des interfaces et des applications. […]
 
 
PARTIE I : LA TOTALISATION NUMÉRIQUE
 
[…] Nous sommes engagés dans une épistémè du synchrone et de l’intégral. C’est une nouvelle condition cognitive qui émerge, relevant d’un ordre quantique ou démiurgique, puisque non entravée par le principe physique et ontologique de la séparation, au profit d’un rapprochement, d’une compression plutôt, entre tous les éléments du réel. Désormais, chaque événement peut être capté en tant que tel et témoigner de sa qualité propre, autant qu’être virtuellement mis en lien avec tout autre.
C’est cela la mise en données du monde, sa datafication, ne s’éprouvant plus comme un horizon infini de faits épars, mais comme un registre intarissable d’équations évolutives, exposant ou révélant en temps réel l’état général et singulier des choses, grâce à la réduction numérique universelle relayée par la puissance de systèmes corrélatifs et d’algorithmes interprétatifs. […]
 
 
PARTIE II : PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA
 
[…] Disney a implémenté un système nommé MyMagic+ dans son parc à thème d’Orlando en Floride, qui équipe les visiteurs de bracelets connectés à l'effigie de Mickey Mouse, dont les localisations et trajets sont visibles sur des diagrammes, permettant de moduler à flux tendus les différentes attractions ou la composition des unités de personnel en fonction des taux de densité présents ou projetés. Dispositif qui conduit en outre à accueillir chaque client sur les différents secteurs ou points de vente par l’usage de leurs prénoms.
On peut parier sans risque que la configuration générale mise en place par Disney correspond dans l’esprit et dans les faits à celle vouée à terme à imprégner la smart city, fondée sur le principe invariable de la personnalisation, de l’interaction ludique, et de la recherche constante du plus grand nombre de transactions opéré au cours de chaque occurrence spatiotemporelle.
La dynamique sociale se trouve médiatisée par des systèmes conçus pour éviter toute perte et obtenir tout surcroît de gain, conformément au processus de rationalisation croissant et insensible qui inspire la « ville intelligente mise au service de ses habitants ». Ce n’est pas que le pouvoir d’un maire ou d’un conseil municipal s’amoindrit, c’est que les schémas qui peu à peu structurent les métropoles, quelles que soient les orientations politiques, sont soumis aux mêmes visées d’optimisation algorithmique de toute circonstance de la vie individuelle et collective. […]
 
 
PARTIE III : LA QUANTIFICATION INTÉGRALE DE LA VIE
 
[…] Le temps réel correspond à un mode d’appréhension qui élimine au fur et à mesure, ne se concentrant pas tant sur l’instant même que sur ce qui advient. En cela le temps réel ne correspond pas à un présent en quelque sorte continûment étiré, à la durée bergsonienne. Il rend possible l’observation immédiate des événements, mais avec un retard imperceptible, qui appelle de suivre sans fin l’impulsion suivante, n’exposant jamais un état pleinement avéré.
Il nomme encore l’initiative qui pourra à la suite être engagée, soit par des processus automatisés, soit par des humains, avec le décalage nécessaire à la prise de décision. Il relève d’une maîtrise à pouvoir observer et agir d’après une pleine clairvoyance, instaurant une forme de perception et d’action faisant corps avec le milieu mais sans s’y confondre totalement.
C’est pourquoi au temps réel correspond le régime de l’alerte, qui signale des états notoires, qui représente sa marque la plus distinctive, réquisitionnant particulièrement l’attention « sur le moment » en fonction de critères déterminés. Le temps réel est relatif et singularisé, il se rapporte à des conditions spécifiques et à des préférences propres, imprégnant néanmoins des pans de plus en plus étendus du quotidien.
Le temps réel computationnel intègre et manifeste la valeur continûment évolutive des choses, en cela, plutôt que d’être une seule modalité de perception et d’action, il correspond à un ethos qui tend à se fondre ou à se confondre avec la nature quantique et volatile du monde, réconciliant de façon inattendue la rationalité découpante cartésienne et le principe de l’impermanence Zen. […]
 
 
PARTIE IV : LA NORMATIVITÉ ALGORITHMIQUE
 
[…] Le prix, qui jusque-là relevait d’une fixité commune, est appelé à indéfiniment se moduler, pour l’instauration progressive d’une tarification dynamique personnalisée. Phénomène sensible depuis le début des années 2000 dans les méthodes pratiquées par les plateformes de réservation en ligne de billets d’avion ou de train, qui ne cessent de jouer d’une évolutivité permanente suivant le moment des visites et leur récurrence, en temps réel contextualisées à l’état de l’offre et de la demande. L’invariabilité correspondait à l’âge de la mesure universelle exposée au libre choix ; la variabilité continuelle, c’est l'abscisse spatiotemporelle déterminant la position provisoire de tout être, qui s’érige comme l’étalon de mesure indéfiniment différentiel et toujours soumis à la pression psychologique de la flexibilité jusqu’à son éventuelle concrétisation.
Configuration qui requiert une vive faculté de réactivité, qui seule laisse espérer d’avoir au bout du compte évité le pire, soit le pallier maximal. C’est une concurrence tacite entre individus qui insidieusement s’institue, fondée sur la meilleure capacité à répondre sans délai aux conditions dictées par des algorithmes d’optimisation maximale des profits. C’est cela le prix collectif à payer pour les « vertus » de la personnalisation, soit le fait de mettre obliquement en compétition les êtres entre eux, autant que de les soumettre à une mise en rapport perpétuellement comparative, qui établit des niveaux de valeur multicritères portant précisément sur chaque individu. […]
 
 
V : DE LA SURVEILLANCE NUMÉRIQUE AU DATA-PANOPTISME
 
[…] Ce qui a été exposé, tant en creux que frontalement par Edward Snowden, c’est que le processus en voie d’achèvement de numérisation intégrale a rendu possible le principe technique et cognitif d’une visibilité continue des êtres et des choses. Car au-delà d’activités spécifiques, c’est un ethos contemporain qui s’est soudainement dévoilé, celui qui adosse de façon toujours plus permanente les existences à des opérations computationnelles, qui induisent en retour et indissociablement des procédures de suivi et de mémorisation imperceptibles.
C’est un puissant mouvement indéfiniment expansif qui est à l’œuvre, qui s’est instauré et universalisé en à peine deux décennies, et qui plutôt que d’être appelé à s’atténuer, notamment par le fait de révélations ou de digues juridiques partielles ou de fortune, va au contraire s’amplifier et déterminer de part en part la marche du monde ou les conditions de son « bon » fonctionnement. Le fait majeur qui à la fois prolonge cette séquence historique et lui fait passer un seuil encore plus critique, c’est l’implémentation en cours et tous azimuts de capteurs qui va contribuer à intensifier sans commune mesure l’ampleur des données produites, et entraîner un témoignage de la quasi-totalité des gestes du quotidien autant que des sociétés dans leur ensemble.
 
C’est pourquoi, nous passons actuellement du régime de la surveillance numérique qui aura caractérisé les années 1995-2015, vers un DATA-PANOPTISME, non pas détenu par quelques figures omnipotentes, la NSA ou d’autres entités, mais entretenu et exploité de partout, prioritairement destiné à offrir des services et à assurer le plus grand « confort de tous ». Dimension qui confirme la formule proprement visionnaire énoncée par Ivan Illich selon laquelle « Au-delà de certains seuils, la production de services fera à la culture plus de mal que la production de marchandises a déjà fait à la nature. »
Le principe de la surveillance comme modalité retirée, masquée, et inévitablement incomplète de captation des informations est révolu. Désormais, nous entrons dans une ère où c’est l’expérience même du monde qui va générer une dissémination perpétuelle et exponentielle de traces, non plus prioritairement traitées en vue de savoir qui fait quoi, mais afin de permettre à chacun de vivre « sans encombre » à l’intérieur d’un environnement de part en part interconnecté ou « sensible », faisant de la connaissance granulaire et évolutive de tous les phénomènes une condition universelle et nécessaire d’existence. […]
 
 
VI : LE TECHNO-POUVOIR
 
[…] Le techno-pouvoir ne s’embarrasse pas de respecter les principes démocratiques fondamentaux, plus encore, il les considère comme ne recouvrant plus de pertinence, rendus toujours plus obsolètes par la vitesse qu’il impose lui-même, qui correspond désormais à la nouvelle et implacable vérité de la temporalité contemporaine. Il marche en quelque sorte sur tous les acquis historiques, les piétine, agit conformément à l’adage défini par Marx : « Le scénario de la guerre développée antérieurement à la paix. » Il impose au monde ses innovations ou ses postulats, sait qu’il peut ensuite être confronté à des réactions ou à des oppositions, se dit prêt sous la pression à négocier, ou sous la contrainte à reculer.
 Le techno-pouvoir méprise le pouvoir politique, et plus encore le droit, il considère tout encadrement ou restriction de son champ d’initiative comme un abus. Il est d’esprit libertarien, se contente de quelques commandements réduits au strict minimum, conformément aux principes énoncés par le philosophe Herbert Spencer au cours du XIXe siècle. Il ne relève pas du hasard que le foyer primordial, et qui le demeure, à partir duquel il a essaimé sur l’ensemble de la planète soit la Californie, marquée par le mythe de la « libre » conquête de l’Ouest, récompensant la forme de violence qui caractérise toute propriété unilatéralement décidée.
Le techno-pouvoir procède du macro au micro : son rayon d’action s’étend au monde, à la Terre, au Ciel, à l’Espace, jusqu’à l’intérieur du cerveau, la psyché humaine. Il ne connaît aucune limite, c’est même son principe premier que d’ignorer toute limite, c’est l’infinité de toutes les virtualités en germe qui le meut et qui fonde la démesure de son « audace » célébrée sur les cinq continents. […]
 
 
VII : POLITIQUE ET ÉTHIQUE DE LA RAISON NUMÉRIQUE
 
 […] C’est la portée de facto politique revêtue par le numérique qui doit être affirmée. Orientation qui ne suppose ni une hyperactivité consistant à soumettre chaque innovation à un protocole d’évaluation publique, ni a contrario à reprendre avec désarroi ou une passivité coupable la formule éculée prétendant que le régime politico-juridique se situe comme structurellement « à la traîne » du rythme indéfiniment accéléré imprimé par le monde technico-industriel.
Dimension qui ne recouvre plus de sens dès qu’il s’agit de privilégier un cadre fondamental soucieux de faire respecter quelques exigences jugées consubstantielles à la viabilité et à la vitalité de nos démocraties. C’est cela que le pouvoir politique ne s’est pas soucié de défendre à la mesure de ses prérogatives historiques. Günther Anders affirmait au début des années 1990 que la question nucléaire représente la « res la plus publica de toutes les res publicae. S’y intéresser est un devoir démocratique. » Les technologies numériques représentent aujourd’hui la « res la plus publica de toutes les res publicae », par leur pouvoir de gouvernementalité sans cesse croissant exercé sur le cours individuel et collectif des existences.
 
C’est à l’établissement d’un « Parlement des données » à hauteur nationale, européenne, et mondiale auquel il faut en appeler, se déployant de façon multipolaire et en réseau au sein des divers parlements. Parlements qui doivent intégrer cette activité comme une branche désormais décisive de l’élaboration législative, procédant régulièrement à des examens, à des auditions, à des évaluations, et émettant des projets de lois, à l’écart du réflexe souvent impulsif consistant à former des commissions temporaires, dont les conclusions et préconisations sont la plupart du temps, soit repoussées aux « calendes grecques », soit vite abandonnées.
Un « Parlement des données » à l’instar du « Parlement des choses » imaginé et défendu par Bruno Latour, entendu comme l’occasion d’exposer sur la scène publique des enjeux rejetés du côté de la seule science et de les faire entrer en politique. Exigence qui renoue avec « les controverses publiques » ou les « public understanding » qui permettaient aux individus de comprendre les processus par lesquels les vérités sont produites et s’imposent, ne faisant plus aujourd’hui l’objet de débats ou de polémiques à la hauteur des enjeux.
Le techno-pouvoir, par sa puissance économique, la force de séduction exercée par ses productions, et l’habileté du marketing à entretenir son prestige, aura à la fois contribué à affaiblir la distance critique des consommateurs et à marginaliser l’idée arendtienne d’« action concertée ». […]