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Imprimantes 3D, dernière solution magique

Illusoire émancipation par la technologie

Depuis peu, des machines électroniques capables de produire des objets, fonctionnant à la manière d’imprimantes en trois dimensions, sont accessibles au grand public. Elles suscitent un engouement au sein d’une avant-garde qui y voit les ferments d’une nouvelle révolution industrielle. Mais les partisans de ces outils de bricolage technologique oublient souvent l’histoire qui les a vus naître.

par Johan Söderberg, janvier 2013

Ce serait la révolution industrielle du XXIe siècle : ce qui devait auparavant être acheté en magasin pourrait désormais être fabriqué chez soi grâce à des outils comme une découpeuse laser, une imprimante 3D, une fraiseuse à commande numérique, etc. (1). Ces machines suivent toutes un même principe technologique : guider les mouvements d’un outil mécanique à l’aide d’un logiciel. Les plus célèbres d’entre elles fonctionnent comme des imprimantes, mais en trois dimensions : passage après passage, une buse se déplace sur trois axes et superpose des couches de matière (le plus souvent une résine synthétique) en suivant un modèle numérisé, jusqu’à obtention du volume désiré. De la poignée de porte au vélo, les objets ainsi produits se multiplient.

Même si cette technologie suscite un foisonnement de petites entreprises créatives, son développement est essentiellement l’œuvre d’amateurs, qui se définissent comme des makers. Enracinés dans le monde du logiciel libre, ils appliquent ses valeurs et pratiques aux mécanismes de fabrication. Pour les plus radicaux d’entre eux, la réappropriation populaire des outils ouvrirait la voie à une « démocratisation » de la production industrielle, avec, en ligne de mire, l’abolition de la société de consommation. D’autres espèrent réduire les coûts du travail et rendre ainsi obsolète le mouvement de délocalisation de la production industrielle vers les pays du tiers-monde (2). Ce point de vue, plus proche des cercles d’affaires, est notamment exprimé par le magazine spécialisé Make Fabriquez »), qui, entre autres activités, organise chaque année une Maker Faire (« foire de la fabrication ») dans plusieurs grandes villes des Etats-Unis.

Il suffit toutefois de se promener dans les allées de ce Salon pour constater une certaine dissonance au sein de la révolution annoncée. Parmi les nombreuses attractions proposées lors de son édition de 2011, à New York, on pouvait ainsi visiter le Print Village (« village de l’impression ») : une vingtaine de stands consacrés à l’imprimante 3D RepRap et à ses nombreux dérivés (emblème de ce mouvement, la RepRap est capable de reproduire la plupart des éléments qui la composent, et ainsi de s’autorépliquer).

Détecter les ouvriers paresseux

Non loin de là, un pavillon bien plus imposant abritait plusieurs expositions autour de machines à commande numérique sophistiquées. Arborant fièrement les trois couleurs du drapeau américain, un stand sortait du lot : celui de l’Alliance des artisans américains (Alliance for American Manufacturing, AAM), dont l’un des principaux membres est le syndicat sidérurgique United Steelworkers (USW). On y encourageait les visiteurs à défendre l’emploi en achetant des produits nationaux. Une hôtesse qui distribuait des badges « Continuons à fabriquer aux Etats-Unis » dut admettre l’ironie qu’il y avait à se retrouver dans ce pavillon. En effet, les machines exposées sur le stand voisin étaient les descendantes directes d’une technologie qui avait entraîné la destruction des emplois industriels.

C’est dans le contexte de la guerre froide que les machines à commande numérique ont vu le jour. Leur développement, selon l’historien David F. Noble (3), a été en partie financé par des contrats militaires. Essentielle dans la rivalité avec le système soviétique, cette technologie avait aussi pour but de désarmer un ennemi intérieur : les syndicats, qui tiraient leur force du savoir-faire détenu par les ouvriers. Comme l’exposait sans détour Frederick W. Taylor dans ses Principes d’organisation scientifique des usines publiés en 1911, « le gestionnaire assume (…) la tâche de compiler toutes les connaissances et le savoir-faire traditionnel, lesquels, dans le passé, appartenaient aux travailleurs ; de classer, d’indexer et de réduire ces connaissances à un ensemble de règles, de lois et de formules qui constitueront un apport immense pour les travailleurs dans l’exécution quotidienne de leur tâche ». Les pages qui précèdent ce passage décrivaient différentes méthodes par lesquelles les ouvriers pouvaient berner leurs employeurs en leur faisant croire qu’ils travaillaient à pleine vitesse.

Pour détecter les ouvriers paresseux et malhonnêtes, Taylor proposait de créer un indice de performance moyenne servant de point de comparaison. Mais les ingénieurs nécessaires pour mesurer la productivité étaient coûteux, et les ouvriers apprirent vite à les duper eux aussi… Cependant, la conformité promise par la réorganisation du travail pouvait s’obtenir autrement : en incorporant le contrôle dans la machine. Au début du XIXe siècle, le mathématicien britannique Charles Babbage avait dressé — après avoir observé de nombreuses branches industrielles — un catalogue de mécanismes ingénieusement conçus pour garantir l’honnêteté des domestiques et des travailleurs en l’absence de leur maître, et vantait l’« avantage remarquable des machines » : la « surveillance qu’elles exercent sur l’inattention, la négligence et la paresse de l’homme (4) ». C’est ce même Babbage qu’on appellera plus tard le « père de l’ordinateur » car il imagina les premières machines à calculer, y compris la machine analytique, employant les mêmes cartes perforées que l’on retrouvera un siècle plus tard dans les machines à commande numérique.

« Toute la difficulté de l’automatisation, souligne Noble, est de rendre la machine-outil autonome — c’est-à-dire capable de suivre des instructions spécifiées par l’encadrement sans intervention des travailleurs — sans compromettre son indispensable adaptabilité. (…) D’où le rôle de la programmation, permettant à travers l’usage de logiciels “variables” de modifier un produit sans devoir s’appuyer sur les opérateurs pour transformer l’outil ou en réajuster la configuration. » Les ingénieurs voyaient se rapprocher leur rêve chimérique d’une usine complètement automatisée. Des motivations complémentaires poussaient au développement de machines à commande numérique : le besoin de fabriquer des pièces qui ne pouvaient pas facilement être construites à la main, la volonté d’accroître la productivité et la perspective d’œuvrer à la réalisation des visions techno-utopiques des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT), principaux concepteurs des logiciels et des machines. Pourtant, argumente Noble, il existait d’autres pistes, dont les conséquences pour les ouvriers auraient pu s’avérer bien différentes, mais qui furent écartées à dessein (5).

Les divagations qui entourent la promotion commerciale de l’imprimante 3D MakerBot, selon lesquelles cette « révolution » permettra aux ouvriers américains licenciés de retrouver un emploi créatif et innovant en se reconvertissant en makers indépendants, n’ont de sens que si l’on occulte l’histoire industrielle de ces outils. La fabrication individuelle permettra peut-être aux ouvriers de renouer avec le savoir-faire et l’inventivité, mais c’est oublier que les emplois d’usine n’ont pas toujours été aussi abrutissants. Et que c’est cette même technologie — qui contribuerait, nous dit-on, à réintroduire des métiers à compétence dans l’économie — qui a rendu le travail en usine si démoralisant.

Les makers ne sont donc pas les héritiers du mouvement ouvrier — ils sont plutôt le résultat historique de la négation de ce mouvement. Ainsi, nombre des figures connues du mouvement maker viennent du MIT, l’institut qui a joué un rôle déterminant dans la création de machines à commande numérique. Cette racine historique apparaît comme un « refoulé » du mouvement : un souvenir qui ne refait surface que sous des formes discordantes. A preuve, l’investissement esthétique dont sont chargés, de manière presque obsessionnelle, les paysages de ruines et de friches industrielles. Detroit, l’ancienne capitale américaine de l’automobile, s’est transformée à son corps défendant en symbole de la désindustrialisation. La ville apparaît sans cesse dans le magazine Make et dans les blogs de ce mouvement (6).

Ce retour sur l’histoire de la production soulève le problème de la propriété intellectuelle dans les grandes entreprises. Après avoir épluché de nombreux comptes rendus de procès opposant aux Etats-Unis employeurs et employés sur la question de la propriété des idées, la juriste Catherine Fisk a pu mettre en évidence un même type de déplacement de la connaissance. Jusqu’au début du XIXe siècle, toutes les inventions émanant du travail des ouvriers leur revenaient. Le savoir acquis sur le lieu de travail était à leur disposition lorsqu’ils postulaient pour un autre emploi. Les tentatives des patrons de s’approprier les facultés mentales de travailleurs libres, compétents et, surtout, blancs étaient fréquemment repoussées par les tribunaux et assimilées à de l’esclavagisme. Mais, quand le savoir-faire devint codifié, le rapport de forces commença à s’inverser au profit des entreprises, qui parvinrent à capter juridiquement les idées des employés (7).

Le mouvement actuel d’expérimentation d’approches alternatives du droit d’auteur — du logiciel libre à l’encouragement donné par les artistes au partage et à la transformation de leurs œuvres (licences Creative Commons) — s’inscrit dans cette histoire ouvrière. Certains chercheurs s’inquiètent ainsi des effets potentiellement désastreux des plates-formes de travail ouvertes qui pourraient, dans certains cas, pousser les travailleurs à l’autoexploitation. Une prédiction qui se réalise, par exemple, dans certaines entreprises reposant sur le modèle de l’« appel à la foule » (crowdsourcing) pour constituer des données (8). Le revenu moyen d’un « employé » du site de crowdsourcing d’Amazon, consistant par exemple à identifier des objets ou des personnes sur des photographies, s’élèverait en effet à 1,25 dollar de l’heure, soit 1 euro (9) !

Vers une baisse des salaires ?

L’importance des imprimantes 3D, dont les promoteurs nous promettent qu’elles vont changer le monde du travail, doit être jugée dans ce contexte. Les makers envisagent des « chaînes de production » constituées par la mise en réseau d’un parc de machines individuelles posées sur la table de cuisine de travailleurs informels. Cela ne risque-t-il pas d’enclencher une baisse massive des salaires dans l’industrie ? L’instigateur du projet RepRap, M. Adrian Bowyer, qui a déclenché le boom des imprimantes 3D, théorise que « ce ne serait pas une si mauvaise nouvelle pour les ouvriers, puisqu’ils n’auraient plus besoin d’acheter autant de produits dans les magasins (10) ». Voilà l’enjeu d’une lutte sociale pour la redistribution des richesses dans un avenir où la fabrication numérique se répandra dans la population. La contestation de la répartition des richesses se déplace, de la production vers les consommateurs et vers les outils mis à leur disposition. Mais la conception de ces outils fait l’objet du même genre d’affrontement que la commande numérique dans l’usine en son temps.

Si certains makers embrassent les idéaux d’une production solidaire, des entrepreneurs, investisseurs et avocats en propriété intellectuelle mettent tout leur poids dans le développement de machines correspondant à une vision diamétralement opposée. Ils envisagent pour leur part des produits « prêts à imprimer » qui s’achèteront comme des biens de consommation ; la machine elle-même ne pourra fabriquer que les objets prévus au catalogue. De nouveau, la propriété intellectuelle se trouve étroitement liée à l’enjeu salarial, même si son histoire conflictuelle a été refoulée, aussi bien dans le mouvement maker que dans les réflexions sur le logiciel libre. Faudra- t-il revenir à la déclaration des droits technologiques des travailleurs, proposée en 1981 par l’International Association of Machinists (IAM) ? Ecrite dans un contexte où les machines pilotées par ordinateur étaient en cours d’introduction dans l’industrie, elle affirmait que « les nouvelles technologies d’automatisation et les sciences sur lesquelles elles s’appuient sont le produit d’une accumulation mondiale de connaissances s’étalant sur plusieurs siècles. Par conséquent, les travailleurs et leurs communautés ont le droit de participer aux décisions et aux bénéfices liés à ces avancées ».

Johan Söderberg

Sociologue, Institut francilien recherche, innovation et société (Ifris), Laboratoire techniques, territoires et sociétés (Latts), université Paris-Est.

(1) The Economist, Londres, 21 avril 2012. Lire aussi Sabine Blanc, « Demain, des usines dans nos salons », Le Monde diplomatique, juin 2012.

(2) Lire Laurent Carroué, « Industrie, socle de la puissance », Le Monde diplomatique, mars 2012.

(3) David F. Noble, Forces of Production : A Social History of Industrial Automation, Transaction Publishers, Piscataway (New Jersey), 2011 (1re éd. : 1984).

(4) Charles Babbage, Traité sur l’économie des machines et des manufactures, Bachelier, Paris, 1833.

(5) Philip Scranton, « The shows and the flows : Materials, markets, and innovation in the US machine tool industry, 1945-1965 », History and Technology, vol. 25, no 3, septembre 2009.

(6) Sara Tocchetti, « Diybiologists as ‘makers’ of personal biologies : How Make magazine and Maker Faires contribute in constituting biology as a personal technology », Journal of Peer Production, no 2, 2012. Cf. aussi Steven C. High et David W. Lewis, Corporate Wasteland : The Landscape and Memory of Deindustrialization, ILR Press, Ithaca, 2007.

(7) Catherine Fisk, Working Knowledge : Employee Innovation and the Rise of Corporate Intellectual Property, 1800-1930, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2009.

(8) Lire Pierre Lazuly, « Télétravail à prix bradés sur Internet », Le Monde diplomatique, août 2006.

(9) Lilly Irani, « Microworking the crowd », Limn.it.

(10) Entretien avec l’auteur.

© Le Monde diplomatique - 2014